Les Maoïstocrates et Sartre
In "La fidélité du traitre" de Guy Hocquenghem
Avoir tort avec Sartre
Comme Libé, il faut savoir changer, y compris changer de père adoptif. D’ailleurs, je vous entends murmurer, vous vous étiez trompé de père, Sartre n’était qu’un paraître. Avec Sartre on ne pouvait qu’avoir tort et avec Montand on a – forcément – raison. Raison et tort sur quoi ? Sur la réussite de la cause. Car les causes, comme les hommes, ont besoin de réussir dans la vie. Avoir tort avec Sartre, la formule a été usée jusqu’à la corde, retournée dans tous les sens, et ces retournements font partie, avec l’anticonformisme du conformisme, le théâtre dans le théâtre et la peinture en abîme, des peu profondes subtilités métaphysiques à quatre sous chères à notre temps. Soyons simples : avoir raison, c’est gagner. Sartre n’a pas souvent gagné ses causes. Mais si « avoir raison », c’est ne pas défendre une cause qui deviendra indéfendable, Sartre présente un bilan positif. Il a toujours su s’isoler de la gauche de son temps (sur les mœurs, la création littéraire, le pro-palestinisme…). Il n’a, à ma connaissance, jamais signé pour une intervention militaire, il n’a prôné ni le terrorisme en tant que tel ni le respect et le soutien des pouvoirs établis.
L’épisode le moins glorieux de sa carrière, le passage Cause du peuple, réplique terrifiante du « compagnonnage de route » cher au PC, vous avez, chers camarades, bien de l’audace de le dresser en accusation contre lui, alors que c’est vous, les ex-maos, à qui il le doit. Sartre n’a inventé ni les Tribunaux du peuple ni les enlèvements emprisonnements de patrons ; au contraire de Montand ou Godard, il n’en a pas rajouté, à vos folies, il a tenté de les modérer, mais a cru de son honneur de se solidariser avec vous face à la police. Symétriquement, son soutien à l’opération « Un bateau pour le Vietnam », dans laquelle il s’embarqua avec Aron, Glucksmann, les Broyelle et Kouchner, n’a rien d’aveugle. Quand, le juin , Sartre, Aron et Glucksmann sont allés, à l’initiative de ce dernier, chez Giscard pour lui serrer la pince, Sartre, à la sortie, reprend ses distances (et cela, Glucksmann, qui prend sans arrêt cette affaire pour exemple d’un « front uni » humanitaire réussi au-delà du clivage gauche-droite, oublie de le rappeler). On n’apprend pas à un vieux singe à faire des grimaces. Pendant que le petit Glucks se voyait déjà deux fois plus grand
qu’Aron et Sartre sur la photo, Sartre déclare aux journalistes sur le perron du Château : « Il [Giscard)] n’a fait aucune réponse positive… C’est une fin de non-recevoir » (Le Monde, juin ).
Les relations que vous eûtes avec Sartre rendent évidents, chez vous, le désir, secret et tenace, de la manipulation absolue, le rêve de la marionnette sans autonomie. Dans vos inconscients truffés de dialectique sordide, refoulement, jalousie, meurtre symbolique du père dansent la sarabande. En cette « manipulation » de Sartre par les « représentants » auto-proclamés des « masses », il y avait aussi une basse revanche des médiocres et des apparatchiks contre le génie solitaire, l’écrivain abaissé jusqu’à n’être que la chose, le porte-journaux et le porte-voix de slogans débiles ou haineux. Il se laissa faire avec une résignation amusée. Peut-être y avait-il chez lui de l’humilité inemployée. Si ses raisons étaient sûrement nobles, les vôtres étaient ignobles. La jouissance de posséder l’intellectuel, de le mener en laisse, de l’enfermer à clé ou de le martyriser en était le principal ressort. Par l’intrigue et la séquestration vous avez mis la main sur lui, cette manière de confisquer les grands hommes vieillissants est très mao : détournement de vieillards illustres. On peut aussi épouser la fille du Grand Homme pour s’assurer de lui. Si Sartre et Simone avaient eu une vraie fille, Glucks ou July l’auraient mariée sans barguigner.
Ainsi fit un autre ex-mao, Jacques-Alain Miller, devenu psychanalyste en épousant la fılle de Lacan, Judith (pendant que Roland Castro courtisait sa cadette Sybille). La redoutable famille Miller, bien connue des intellos parisiens, mériterait à elle seule un chapitre. Toute formée d’ex-althussériens, ex-maos, nombreuse en frères, beaux-frères, parents et alliés, elle a formé une garde d’acier autour du pape de la psychanalyse.
J. R. de cette saga familiale, Jacques-Alain s’est réservé (voir un procès récent) le droit exclusif de publier le beau-père à son gré. (Finalement, triomphe de l’alliance entre l’exgauchisme et l’État, l’héritage freudien et le mitterrandisme, les mêmes Miller viennent d’organiser, sous le patronage de Roland Dumas et du ministère socialiste, un grand congrès de psychanalystes à Paris.)
Que Sartre, intérieurement, n’ait jamais été totalement soumis aux maos, en dépit de la pression qu’ils faisaient peser sur lui (voir Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux), j’en puis témoigner. Je n’ai rencontré Sartre que trois ou quatre fois, à l’époque où j’étais moi-même un jeune militant fier comme Artaban et dressé sur les ergots d’une naïve suffisance. Les discussions tournèrent autour d’un thème maudit pour sa garde maoïste : l’homosexualité. Par l’intermédiaire du journal Tout, dont il était directeur, et qu’avait fondé le groupe « Vive la Révolution », dont je faisais partie avec Roland Castro, J. Barda et d’autres, je venais en effet de créer le premier mouvement « gay » français moderne. Sartre avait toujours été sensible à la psychologie comme à l’étrange statut de cette « minorité ». Il y avait consacré son Saint Genet (et aussi, hélas, la désastreuse Enfance d’un chef ).
Mais je crois surtout que, par nous, par ce journal Tout, qui faisait dans son esprit contrepoids à La Cause du peuple qu’il dirigeait également, s’ouvrait une brèche, à propos des moeurs, du féminisme, des marginalités, dans l’univers bétonné dont le cernaient les prolétariens maoïstes. Après avoir donné son accord à mon manifeste – qui devait d’ailleurs lui valoir une inculpation pour « outrages aux bonnes moeurs » en tant que directeur de publication –, il voulut me convaincre qu’il fallait le distribuer devant les usines. Je n’eus guère de peine à lui faire comprendre que les premiers à nous casser la gueule, au nom de la pureté ouvrière, seraient justement ses geôliers-camarades de la Gauche prolétarienne. Éventualité que la suite confırma d’ailleurs.
Non, ce n’est pas Sartre qui est en question ici ; de ces « contradictions », il fut toujours conscient. C’est votre relation à lui qu’il faut interroger, pierre de touche de vos âmes fêlées, incapables d’admirer sans détruire ou envier, incapables aussi de s’émanciper et âmes avaricieuses et pauvres, puritaines et théoristes, ont cent fois voulu tuer Sartre ; et plus vous le reniez, plus vous le ranimez. Plus vous le repoussez, plus il vous étreint, il vous entraîne avec lui dans la mort. Le vrai Sartre échappe au tombeau de respect renégat et de trahison où vous aviez voulu l’enfermer. Le tombeau de Sartre, j’y graverais, pour l’instruction des passants, célébration épigraphique de la noire Gorgone aux dents d’airain, la dure Ingratitude, ce florilège du reniement filial que j’ai composé de vos jugements successifs, ballade pour un roi Lear qui jamais n’accepta sa couronne.
Florilège sartrien
Commençons par l’hommage glaireux que, dans son pensum
nécrologique, genre qui est devenu sa spécialité, Serge July rend au philosophe. « Quand j’étais adolescent, rencontrer Jean-Paul Sartre faisait partie des réussites supposées de mon existence. Lorsque je l’ai connu, c’est cette voix que j’ai savourée avec délice, comme si en me laissant porter par son chant j’allais devenir brusquement plus intelligent. Car avant tout autre destin, toute autre aventure intellectuelle, j’ai été sartrien » (Libération « Spécial Sartre », avril ). « Sartre bataillait pour les Algériens et pour le tiers-monde. Sans cesse présent. […] Sartre a passé une bonne partie de sa vie à refuser les honneurs, à fuir tous les enfermements institutionnels, à ignorer la fortune. […] Attitude exemplaire de refus… La mort, cette connerie. […] Sartre n’a jamais craqué. […] Et j’ai infiniment de tendresse pour cet homme déjà “abîmé”, […] qui avec l’aide de Benny Lévy s’était lancé dans une nouvelle aventure philosophique. » Pourquoi cet « abîmé » qui détonne dans ce concert de louanges ? N’est-ce pas infiniment curieux? La fausse note, c’est que Sartre, lui, a démissionné de Libération en .
Et certes pas pour raisons de santé, comme le suggère July, ou parce que déjà « abîmé » (comme une bagnole usée, un jouet qu’on jette). Mais parce qu’il ne se reconnaissait plus en Libé, qui n’était plus une aventure de l’esprit, mais simplement, comme il devait le dire plus tard, « un bon journal», un bon produit parmi les autres et non cet autre journal dont il rêvait.
« On ne réécrit pas l’Histoire », constate mélancoliquement July à ce propos, regret assez révélateur (que fait d’autre Libé que réécrire l’Histoire à coups de numéros rétro-truqués ? ). « Sartre […] nous a cruellement manqué, comme nous avons, je le crois avec tristesse, manqué à Sartre. » Avec infiniment de tristesse. Quelle infatuation ! Nous avons manqué à Sartre ! Jean Daniel raconte dans un de ses livres que Sartre refusa toujours énergiquement de le rencontrer, blessure affreuse. Si Jean Daniel a de plus grosses notes de frais, July a de plus grosses relations. Mais July admire plus Daniel, au fond, que Sartre. J’en eus la révélation quand je m’affrontai, à la télévision (« Apostrophes ») aux rédacteurs en chef conjoints du Nouvel Obs, du Point et de L’Express. Le lendemain, Serge July me désavouait dans mon propre journal, Libération.
La solidarité de rédacteurs en chef est plus forte que la solidarité d’idées. Jean Daniel n’a jamais pu rencontrer Sartre, mais pourquoi donc fait-il cet aveu humiliant ? Pourquoi July avoue-t-il la rupture avec Sartre ? Tout simplement parce que, rédaction en chef oblige, ils sont sincèrement persuadés tous deux que c’est Sartre qui y a perdu.
Extraits