Les gestionnaires des luttes
Selon Arthur rien de durable ne pouvait être obtenu ni était utile si cela ne découlait pas d'un exercice de conscience, d'une avancée volontaire et réfléchie, d'un désir global d'arrangements des choses, des moyens et des êtres, autant dire qu'il ne plaisait guère aux apprentis dominants.
Oui, parce que quand même tes petits copains, eux et la conscience, c'est pas l'amour fou, qu'en sait tu Dominique, que peut tu en prétendre, de ce que pouvaient être leurs espoirs, de ce que sont leurs déceptions, de ce que seront leurs défaites, leur marécage de souffrance.
De tous les désirs humains couramment entrevus, un seul semblait commander toutes les démarches, se mêler dans toutes les attitudes, se fondre dans toutes les aventures, s’imbriquer dans tous les espoirs, le désir de paraître aux yeux du monde, la mégalomanie, la lâcheté de l’orgueil.
Mais oui Dominique, je sais bien que tu n'y es pour rien, ma souffrance vient des abandons où j'ai baigné, moi aussi je t'ai abandonné, tu étais si jeune, si immature, tu jouais aux grandes, tu voulais le poste en vue, construisant pas à pas l’illusion vitale d’être indispensable à quelque chose.
Et Arthur, son mal au crâne et son front ouvert dans la main, se creusait indéfiniment les méninges, il avait beau se dire que si cette impulsion venue du fond des âges n’existait pas, ils n’auraient aucunement la possibilité ou la volonté de vouloir progresser, pourquoi la conscience?
Même en songeant à en sortir, à s’en échapper, à s’en extraire, toutes les capacités talentueuses et ordinaires d’un individu se soumettaient à cette conduite primitive et animalière, quelles que soient les orientations prises et les priorités d’une vie, rien n’échappait, rien n’avait jamais échappé à cela.
Quand tes pôles de compétitivité nous dresseront de jolis petits massacres à la réalité augmentée, lorsque l'on pourra voir un habitat virtuel entourer chaudement les guenilles des sans-abri que les touristes ne sauraient voir au travers de leurs lunettes, dans leurs bus de passage sur les asphaltes.
Il y aurait alors une obligation au génocide chronique et à l'abandon indifférent des espèces à leur souffrance, ce comportement avide de puissance destructrice ferait partie absolument des gènes de l'univers, Dominique, je ne le crois pas, je ne veux pas le croire, je crois en nous.
Et nous sommes misérablement englués dans des fantasmes de grandeur, chacun en fonction de ses possibilités désirant être plus, en avoir plus, accéder à l’infâme privilège de se croire meilleur, d’avoir mieux compris, de se croire plus efficace, de s’imaginer avoir fait de meilleurs choix
Etait-ce la conséquence adaptée à l'humain de l’instinct de conservation commun à toutes espèces vivantes, combattre pour exister, se croire le seul, l’unique, même imperceptiblement, même sans en avoir conscience, et alors, comment stopper cela, était-ce possible, était-ce souhaitable ?
Ne serait-ce pas la mort, n'était-ce pas une mort, un refus de vivre, et il appliquait cela à lui-même et à ses compagnons, ils se condamnaient à subir les délires de domination des autres, ils n’allaient tout de même pas s’extraire du monde, comme ces sectes dénoncées dans les reportages.
Ils tentaient de bâtir une force de renversement de la domination existante, ils se condamnaient à faire progresser une nouvelle force de domination, sous une autre forme, mais au nom de quoi, au nom de quel idéal supérieur pouvaient-ils se permettre de vouloir changer le monde ?
Il fallait bien agir, être présent dans le monde, l’histoire était parsemée de ces révolutions qui avaient détruit un ancien pouvoir pour en installer un autre, tout aussi barbare, que le précédent la plupart du temps, avec se cohortes d’exploités sucés au sang par des poignées de privilégiés.
La complexité du problème l’envahissait et le désarmait, il fallait quand même bien croire que son idéal était meilleur que le monde dans lequel il macérait il fallait quand même bien que cette société sans classe et sans exploitation, il lutte âprement au moins pour préparer sa venue !
Quels que soient les moyens utilisés, rien ne pouvait se construire de positif ou de nouveau dans les normes actuelles, c’était même la seule chose dont, après de nombreuses expériences et réflexions, il soit à peu près sûr, ils étaient assujettis à des règles de survie comme chacun.
Mais s’y prenait-il correctement, ce qu’il organisait lui paraissait logique et efficace, ses compagnons le suivaient, en étaient convaincus, leur lutte était juste et leur manière de faire également, alors pourquoi tant étaient convaincus qu'il leur fallait utiliser des méthodes dont ils souhaitaient la disparition.
Alors pourquoi ces questions et ces atermoiements, qu’est-ce qui clochait, pour le moment, il n’y avait pas véritablement le choix, ils n’étaient vraiment libres ni les uns ni les autres, le Premier, et le seul objectif du moment était le renversement de ce processus, pour cela disparaître.
Ils étaient tous pris au piège d'avoir à renforcer le dispositif de reprise de contrôle des forces sociales revendicatives par les gestionnaires des luttes électorales, quoi qu'ils fassent, quelles que fussent leurs actions, ils ne faisaient qu'amplifier le vaste mouvement mis en œuvre.
Et ce mouvement visait ni plus ni moins qu'à faire rentrer les rebelles dans les réserves de la misère prévues pour leur survie, à savoir de gigantesques camps de toile gardiennés jour et nuit par des vigiles peu conciliants où ils n'auraient ni chauffage ni lumière et un point d'eau commun.
Le moindre soubresaut, la moindre apparition publique viserait à renforcer la visibilité de la nouvelle association créée par les professionnels de l'encadrement politique des luttes, au détriment du rassemblement autonome des démunis et de leurs assemblées générales festives.
Les pro-situs complices de ces arrangements le faisaient passer du fait de l'intégration des travailleurs mal-logés dans le dispositif social d'aliénation par le travail salarié, les autres au nom d'une morale légaliste empêchant l'occupation de logements vides, fussent-ils sociaux.