Les fées du berceau
Mais Kahina ne voulait plus, ne pouvait plus bouger, elle eut le sentiment d'une catastrophe aux dimensions cosmiques inégalées et pour autant imperceptibles, des milliardièmes de secondes aux destins éternels, elle devait rester là figée, hors de portée du souffle malsain, attendre.
Elle se souvenait si parfaitement de ses intentions joueuses, lorsqu'elle était si moqueuse, lorsque les désirs des mâles la transformaient en être supérieur et serein, en patronne des instincts et des motivations, combien avaient-ils été nombreux à prendre force en ses cuisses.
Et ce vertige initial, jamais égalé, cette brûlure intense aux neurones et ce dégagement paroxystique de chaleur et de myriades d'étincelles, comme encore ce tout premier shoot si gentiment fait par son frère, cet inceste par aiguille interposée, cette pénétration prodigieuse.
Elle avait longtemps voulu être indemne de toute atteinte, rester pure aux plaisirs, pure car inondée de plaisirs, c'était des prières et des souhaits, c'était des extases mystiques, et il lui fallait recommencer, vérifier, passer d'une couche à l'autre, les explorer tous, sentir leur vigoureuse valeur.
Bien peu lui avaient été utiles, même Narco avec qui elle avait joué le jeu de l'attachement n'avait été tout au plus qu'un porte-monnaie agréable, et une source d'approvisionnement des plus sérieuses, mais elle avait bien servi tous ces petits militants avides de sa peau et de ses libertés.
Elle ne devait rien à personne, les échanges étaient scrupuleux, elle les avait fait vibré de leurs chairs assoupies et cupides, de leurs désirs si souvent identiques et répétitifs, de leurs prétentions si pauvrement égales, elle les avaient tous soumis à ses contentements, ne leur avait rien donné.
Kahina ne bougeait pas, dans l'immobilité sculpturale des marbres blancs, et son esprit divaguait aux firmaments des tourments apaisés, était-elle encore belle, sa cour n'était plus constituée que de junkies, elles les aidaient à se pénétrer de leurs aiguilles métalliques chargées de produit.
Puis elle s'endormait près d'eux, leurs corps à corps emmêlés, dans les chaleurs moites des dérives alanguies, ils ne pouvaient plus la prendre, le produit remplaçait maladroitement les extases, elle sniffait pour ne pas avoir de marques aux bras, elle voulait encore donner le change.
Mais même à ce niveau-là elle avait failli, Arthur savait, Arthur savait déjà tout d'elle, comment avait-il su, il avait compris seul, avait été témoin, non, il ne circulait jamais dans les mêmes milieux qu'elle, ils n'avaient aucun copains communs, cela se voyait-il tant que cela?
Elle n'était même plus capable de masquer, de donner le change, le soleil lui bousculait sa vision endormie sur elle même, il fallait qu'elle décampe, ce n'était plus possible, cette course continuelle au produit, elle pouvait bien faire la maligne, elle était prisonnière du chimique.
Elle pouvait bien se moquer des gens ordinaires engoncés dans leur routine quotidienne, à faire chaque jour les mêmes gestes, à vivre et travailler pour refaire et refaire chaque jour identique à chaque jour, inlassablement, dans une médiocrité répétitive, poussive et infinie.
Elle était parvenue au même niveau, le produit était son maître, elle qui n'avait jamais voulu appartenir, elle qui voulait toutes les libertés, toutes les insoumissions aux ordres redondants des vies subies, elle qui voulait être la fée du ciel, qui était Reine, qui était chair et femme.
C'était fini la rigolade, elle était acculé, ne pouvait même plus faire un pas, caparaçonnée, exténuée, mollassonne, elle voulait retrouver l'étonnement de ses joies, ses insouciances, ses langueurs cruelles et jouissives, il fallait qu'elle trouve la force, mais elle était perdue, désemparée.
Alors elle pleura, silencieusement d'abord et presque sans s'en apercevoir, quelques larmes s'écoulèrent et marquèrent son fier visage de traces de fraicheur incongrue, puis elle se plia en deux sur son ventre, et les sanglots fusèrent, longs, fiers, douloureux, déchirants, interminables.
— Allons Kahina, qu'est-ce qui te prends, secoues toi bon dieu, c'est pas pire que d'habitude, tu le reverras ton copain…
— Mais c'est pas ça, c'est pas pour lui, il va s'en sortir, il n'est pas seul, mais je n'en peux plus, il faut que je m'arrêtes…
— Oui Kahina on dit tous cela, et on repique.
Kahina était folle et molle, elle se releva, se laissa entourer, se laissa caresser, elle prit le temps de renifler, ce qu'elle était devenue, ce qu'elle n'arrivait plus à devenir, la désinvolture et le dérisoire devenaient incongrus, elle devait se remettre en route vers son produit.
Pourquoi n'était-il pas aussi simple de décider maintenant, immédiatement de s'arrêter, de ne plus retourner dans son squat, Narco la reprendrait si elle s'arrêtait, il avait toujours un peu d'attirance pour elle, elle n'était pas si moche, il lui suffisait de faire attention à sa tenue.
Elle renifla, la crise était passée, elle était surprise, cela ne lui était jamais arrivé, sauf il y a si longtemps, elle devait commencer à être salement mal fichue, les alertes étaient massives et sans appel, elle était au bout du déroulement d'un cycle de sa vie, voulait–elle d'autres cycles.
Elle repensait à ses cavalcades dans les halls de gare, elle avait perdu une pièce d'identité falsifiée avec sa photo dessus, et ce jour-là elle s'était fait remboursé des billets achetés avec une carte bancaire volée, depuis ils étaient pistés, suivis par des lascars parlant au col de leur veste.
Kahina nageait dans l'insouciance, il lui suffisait sans doute d'attendre tranquillement qu'ils viennent lui mettre la main dessus, son détour en prison l'obligerait bien à se priver de force de ce produit indispensable à sa vie, alors il suffisait d'attendre, dépendre d'autres.
Quel pourrait être un nouveau cycle de sa vie, de quoi le remplirait-elle, elle ne parvenait à se l'imaginer, quelle était son utilité, quel était son destin, c'était la phrase de rappeur du siècle, c'est ton destin, elle n'en avait pas, n'avait rien, aucune fée penchée sur son berceau, rien.