Le crime industriel
A l'ombre inhumaine de la bombe
Tanguy Wuillème
http://www.revuedroledepoque.com/articles/n16/bombe.pdf
Ciel dégagé sur Pacifique Nord, bonne visibilité
Les Etats-Unis n’ont pas laissé la science penser pour eux. “Ils ont accepté la mission et ils ont fabriqué La Bombe" écrit Dwight Mac Donald en août 1945 à
propos de savants atomistes . Avec Heidegger, nous avons longtemps pensé que la science ne pensait pas, qu’elle n’avait pas à penser, c’est-à-dire à s’orienter en fonction du sens de
l’existence, qu’elle ne visait qu’à produire des connaissances, des objets pratiques, qu’elle était aux ordres de ceux qui pensaient en tirer un profit (financier, statutaire, etc.). En ce qui
concerne la bombe atomique, c’est tout le contraire : on est saisi d’une profonde angoisse à lire toutes ces vies de physiciens, toutes ces intelligences, toute cette exaltation déployée pour
la mise au point d’une machine de mort aussi sophistiquée dont ils prennent l’initiative, dont ils réclament la mission.
Leurs résistances morales n’ont qu’un temps (sauf celle notable d’Isidor Rabi, professeur à l’Université de Columbia). Ces Européens pour la plupart exilés ou enfants d’immigrés avaient peur que l’Allemagne invente cette bombe. Ils agissaient dans une urgence qui fut ensuite, une fois le programme réalisé, dévoyée par les autorités. C’est le propre de la libido scientifique de pousser à son ultime achèvement toute question posée à sa sagacité : ici le projet devait aboutir quoiqu’il en coûte. Oppenheimer dira: “Je ne pense pas que nous ayons jamais travaillé plus intensément et plus rapidement qu’après la capitulation de l’Allemagne".
Reste que ces savants et tous ceux qui constituent la chaîne reliant la bombe à son point d’impact n’ont pas pensé à sa juste mesure ce qu’ils faisaient réellement. C’est tout le mérite de Günther Anders, philosophe isolé, outsider, d’avoir été à la hauteur de l’événement et fidèle à son sens. Il a montré que l’explosion des bombes atomiques sur le Japon fut un crime d’employés, que ses concepteurs et ses protagonistes étaient tous des exécutants qui faisaient leurs métiers avec professionnalisme et zèle, objectivement à distance de toutes leurs potentielles victimes.
Il y a une cruelle ignorance dans cet investissement qui n’est plus substantiellement humaine mais qui est à la mesure de la machine industrielle et de l’appareil de laboratoire. C’est un appareil d’Etat qui construit, utilise la bombe et qui permet à chacun d’avoir bonne conscience. Dans sa correspondance avec un des pilotes de Hiroshima, Claude Eatherly, Günther Anders a forgé le concept de “coupable sans faute" (schuldlos Schuldigen) Claude Eatherly, commandant de 26 ans, pilotait l’avion de reconnaissance Straight Flush chargé d’apprécier la météorologie et la défense antiaérienne japonaise.
A son retour aux Etats-Unis, il fut salué comme un “victory boy". Rapidement il fut torturé par le remords, fit des fugues, divorça, remplit des enveloppes de billets de banques qu’il envoya au Japon avec des lettres d’auto-accusation et d’excuses. Il tenta de se suicider et fut interné à l’hôpital militaire de Waco. Il en sortit pour commettre des petits larcins (braquage sans emporter les gains), fut jugé et interné de nouveau. Anders, qui lui écrira, va l’aider à exprimer ses obsessions : une pensée de l’ordinaire émerge, avec ses mots naïfs mais justes, son vocabulaire de soldat texan, pour nous dire combien la société américaine est malade. Eatherly n’est pas fou, il montre seulement combien les conquêtes scientifiques et techniques rendent au fond le monde plus difficile à supporter, faisant de chacun un minuscule rouage d’une mécanique dévastatrice.
Beaucoup, selon lui, deviennent des coupables innocents, mêlés au déroulement d’actions imprévisibles et inacceptables dans leurs effets, où les intentions et les actes sont dissociés. Eatherly ne souhaite pas être une sorte de pénitent complice, il veut reprendre place dans un monde commun plus réfléchi et responsable. Anders accompagne sa réflexion et l’étend à sa juste mesure : les individus ne savent pas ce qu’ils font car ils sont plus petits qu’eux-mêmes, en mal de réflexion, de lucidité avec eux et ils ignorent ce qu’on leur fait. Les hommes ne sont pas méchants mais les répercussions de leurs actions sont gigantesques.
Dans son œuvre magistrale, Anders analyse le décalage (Diskrepanz) entre ce que nous sommes capables de produire et ce que nous sommes capables d’imaginer. La technique (seconde révolution industrielle après celle des machines) a remplacé l’homme, elle est devenue le sujet de l’Histoire (au sens heideggérien de Destin), les hommes n’en sont plus les auteurs mais les fonctionnaires et la bombe atomique montre bien cette déshumanisation tant des victimes que des bourreaux. Toutes les victoires sont ternies, les prestiges s’évaporent.
L’homme a pu faire ce que ses outils permettaient de faire sans pouvoir en imaginer les usages et les conséquences (d’autant plus lorsque les soldats ne voient plus leurs ennemis). Anders se situe aux antipodes d’Ernst Bloch, de son principe espérance et de son essai de penser une utopie concrète. On ne saurait être trop angoissé, un principe désespoir doit au contraire nous aider à penser, à combattre. Si pour Arendt, le totalitarisme entraîne une destruction du politique ; pour Anders, le totalitarisme est technocratique (l’homo faber détruit toute vie de l’esprit, surtout celle imaginative).
Le commandant Eatherly, tout au long de cette correspondance, essaie de prouver son crime à lui-même contre toutes les tentatives d’innocence que lui prodigue la société américaine. Son cas est exemplaire, une exception au regard des autosatisfactions communes (on demanda à Truman lors de son 75e anniversaire s’il y avait eu dans sa vie un événement qu’il regrettait amèrement: “Oui, répondit-il, de ne pas m’être marié plus tôt"). Anders aurait pu commenter cette réponse par les mots de Lessing qu’il affectionnait: “Celui qui ne perd pas la raison devant certains faits n’a pas de raison à perdre". Le pilote a fait cet exercice désespéré d’assimiler les effets psychiques démesurés de son acte, endossant le poids de ce qu’il a lui-même considéré comme un crime, non pas seulement de guerre mais contre l’humanité.
Tous des salauds
L’incrimination spécifique du crime contre l’humanité provient du constat d’une violence inédite, disproportionnée, opposant d’un côté un combattant surarmé et de l’autre une population civile inoffensive, c’est-à-dire non combattante. Les habitants de Hiroshima et de Nagasaki ne présentaient aucun danger, ni aucun enjeu stratégique majeur. Les deux bombardements, et plus encore le second comme surcroît inutile d’anéantissement, ont remplacé la guerre par le massacre.
La torture a duré, redoublé et le tortionnaire s’est complu à observer sa victime. Nagasaki a le caractère d’une persécution, motivée (le racisme “anti-Japs" en est cependant un des ressorts essentiels) qui porte atteinte à l’humanité entière, du fait de la disparition d’une de ses composantes. Il était impossible de ne pas connaître l’effet déshumanisant de cette bombe, le principe de négation de l’essence humaine qui y est à l’œuvre. Il faut se rappeler cette phrase d’Oppenheimer l’instant suivant l’explosion expérimentale du Nouveau Mexique (16 juillet 1945) : “Nous sortîmes de notre abri et tout fut soudain d’une solennité extrême. Nous savions que le monde ne serait jamais plus le même.
Quelques personnes riaient, d’autres pleuraient, la plupart restaient silencieuses", son collègue Bainbridge vint vers lui et lui jeta : “Maintenant nous sommes tous des salauds". “C’est la remarque la plus pertinente qui ait été faite après le test" reconnut plus tard Oppenheimer. La bombe dans les mains de l’homme qui l’utilise fait de lui un salaud, par-là il déshumanise, bestialise, chosifie, ceux qui en deviennent les victimes. Il fallait considérer comme partie négligeable les 180000 et 140000 morts de Hiroshima et de Nagasaki, ne pas même les comprendre dans l’ordre de l’humanité, pour entraîner ce que Adorno appelle “l’anéantissement du non-identique", du différent.
Seul le Japon a été jugé à la fin de la guerre pour ses crimes à Nankin (décembre 1937), en Mandchourie, son agressivité en Asie. Les Historiens ont permis de faire la lumière sur le cas des esclaves sexuelles de l’armée japonaise, sur le travail de l’Unité 731 (nom de la principale base d’expérimentation d’armes chimiques et biologiques sur des êtres humains, implantée en territoire chinois). Rien ne saurait excuser l’impérialisme violent des Japonais. Mais au moment du procès de Tokyo, parmi les onze membres du Tribunal, le juge indien Radhabinod Pal déclara sa dissidence face au jugement : pour lui l’accusation devait commencer, non en 1928 avec l’agression japonaise, mais au XIXe siècle avec le colonialisme européen.
Il offrait une autre version de l’Histoire qui aurait mérité que l’on y réfléchisse. La Bombe ne serait plus synonyme d’une “fin de l’histoire" comme le pensait Anders, ni comme l’espérait “johanniquement" Karl Jaspers, l’occasion axiale d’une transformation éthique de l’individu (avec accroissement de la responsabilité individuelle), elle marquerait seulement le triomphe d’une certaine définition de la démocratie basée, comme chaque régime politique dans l’histoire, sur une arme qui est en même temps sa source d’énergie. La puissance nucléaire a un effet d’inhibition indéniable, d’acceptation résignée, force est de reconnaître l’équilibre géopolitique créé par la dissuasion mais les armes atomiques se sont multipliées, la bombe ouvre bien une ère où l’humanité est en combat avec sa propre survie. Le seul espoir réside dans la conscience historique de chacun, dans l’entretien des divisions quant aux définitions indésirables de la démocratie et de l’énergie qui est sa compagne, puisque l’on peut chaque jour se dire, à la manière de Guillevic,
“Le ciel était d’une incroyable transparence
Et je me répétais comme c’est beau, la France,
Quand un nuage énorme et très lourd est monté.
Sans doute n’était-il qu’un nuage ordinaire,
Mais comment oublier tous ceux qui vont porter
La mort radio-active au hasard de la terre?