Arthur Hervet
Dominique Premier se fit plus courtoise, plus discrète, secrètement cajolante, dans la douceur bénie du souvenir enfiévré de son cou juvénile et de ses cheveux chatouillant yeux et nez, pelotonnée dans la chaleur de sa mémoire, au coin de l'oubli, par-là dans ses arcanes intérieures.
Les voitures, pour la plupart de bonnes voitures de gens qui gagnaient bien leur vie, poursuivaient leur lent défilé, Arthur se mit à scruter les visages des uniques conducteurs, jeunes, vieux, pas trop moches, ordinaires et quelconques, tous un peu gênés, comme s'ils n'étaient pas là.
S'ils avaient pu se mettre une cagoule sur le visage, Arthur pensa qu'ils l'auraient fait, tiens une femme, et pas vieille ni vilaine, elle venait bien pour cela, ralentissant à chaque homme et scrutant, dévisageant, les sexes parvenaient à une forme d'égalité d'une bien étrange manière.
La nature humaine est spécifique, mise comme elle l'était, elle aurait pu draguer n'importe qui avec toutes les chances de réussite, et elle préférait une relation rémunérée, je choisis, je paye, j'emporte, je consomme et je rends l'article à son trottoir, simple comme bonjour-bonsoir.
Les autres, les mâles, c'était pareil, quand on a de l'argent, tout s'achète et tout se vend, la ronde incessante des moteurs au ralenti, des sourires figés, des regards scrutateurs le lassa d'un coup, que foutait-il là, avait-il tant besoin du fric qu'il en espérait, il était l'heure pour lui de rentrer.
Le lendemain soir, il était revenu, il avait retourné toute l'histoire dans sa tête, il n'y avait pas de raison morale l'empêchant d'y retourner, c'était là à sa disposition, cela existait, il ne l'avait pas inventé, en supporterait-il le contact intime que cela supposait, il pourrait toujours refuser en cours.
Son imagination et ses fantasmes avaient bien tenté de donner un contenu à ce qu'on allait lui demander, rien ne l'avait vraiment effrayé, il pensait pouvoir demander cinq cent francs, de quoi pouvoir remplir le frigo de Patrice pour une semaine, ne plus avoir faim, et trouver l'issue.
Arthur n'avait jamais eu de désir homosexuel, ça ne le tentait pas, ne l'avait jamais vraiment tenté, s'il ne savait pas faire ou ne supportait pas de faire ce qu'on lui demanderait, il pourrait toujours interrompre la transaction, il aurait simplement perdu son temps, et puis si c'était une femme?
Il leur sourirait et se montrerait avenant, il s'était vêtu chaudement, ayant emprunté à Patrice son gros manteau de skaï confortablement doublé de laine acrylique, prévoyant d'y rester plus longtemps, et il était revenu à son poste, placé pour voir les voitures pénétrant la rue de face.
Et si c'était des types, il resterait immobile sans bouger et n'engagerait à rien, à ce qu'il avait vu la veille les voitures s'arrêtaient rarement, il avait vu deux négociations aboutir en une heure par les vitres baissées électriquement et ils étaient quinze, vingt à attendre le long de la rue.
Attendre, attendre, et par une froide nuit d'hiver ce n'est pas tendre, c'est au bout d'une heure qu'un groupe de deux femmes pas trop laides et un homme de taille corpulente se dirigèrent d'un pas décidé vers lui, une partie carrée, il n'y avait pas pensé, du bourgeois bienheureux en goguette.
Ils viennent de passer une bonne soirée et s'encanaillent à visiter le marché nocturne des jeunes hommes, ils plaisantaient entre eux, joviaux, Arthur était adossé à la grille derrière lui, avait étendu les bras à l'équerre, agrippant les barreaux, étirant son épouvante, soudain mou.
C'était la première touche, claire nette et sans bavure, les trois descendaient la rue directement vers lui, saluant rapidement les types du trottoir, "Tachons de ne pas avoir trop mauvaise figure", l'appréhension cumulée de l'attente se changeait peu à peu en montée du désir, d'envies troublantes.
Arthur voyait le bonhomme s'approcher, il avait la cinquantaine, les cheveux blancs, le visage rond et éclairé, un grand sourire franc, l'homme parvenu à son niveau s'arrêta, les deux femmes s'écartèrent légèrement, le temps de la prise de contact, Arthur allait bientôt tout savoir.
"C'est comment ton petit nom?" "Arthur" "Arthur? moi c'est Arthur, nous avons le même prénom, mais Arthur ou Jésus?" le type gloussa, "Pardon?", "Mais oui quand je t'ai vu tout à l'heure, tu avais les bras en croix, comme notre sauveur, Arthur sauvé sauve Arthur sauveur."
"Je suis curé" gloussa t-il à nouveau en montrant son col noir et blanc orné d'une petite croix qu'Arthur n'avait pas encore repéré, "Tu croyais que j'étais client?" "Eh ben oui", le curé éclata en un large rire sonore et enveloppant, "tu n'es pas trop déçu" "Euh, non pas trop", il sourit.
Il n'osa pas lui dire à quel point il était soulagé, "C'est la première fois que tu viens n'est-ce pas" "Non, je suis déjà venu hier", "Et tu as fait affaire?" "Euh non, non, pas d'affaire" " Bon, tu ne vas pas rester là, j'habite à Cachan où je dirige une communauté d'éveil à la vie religieuse".
"Nous avons une chambre d'ami, nous pouvons t'héberger cette nuit, ça te dit?" "Euh" "Ca nous permettra de faire connaissance, de voir quel est le problème qui t'amènes ici ce soir, peut être d'apporter une solution" Arthur était curieux de toute nouvelle rencontre, cela ne l'engageait pas.
L'Eglise, il savait à quoi s'en tenir, et la religion, tout dépendait par qui elle était portée, pour sa part étant donné ses convictions communiste-libertaires il n'y avait aucune chance qu'il se convertisse, mais voir une communauté d'éveil à la vie religieuse de l'intérieur excitait sa curiosité;
"Alors tu viens, on t'enlève?" "oui, allons y", la voiture était le long du trottoir, les deux femmes s'installèrent à l'avant, c'est comme cela qu'il avait fait la connaissance du Père Arthur, son Premier et dernier client, Arthur n'était pas fait pour le tapin non plus, maintenant il le savait.
Le lendemain matin, avant l'effervescence du petit-déjeuner, le Père Arthur gratta à la porte de la petite chambre, Arthur venait de se réveiller, cela faisait longtemps qu'il n'avait pas dorrmi dans un lieu en sécurité, chauffé, "C'est la messe dans dix minutes à la petite chapelle à l'entrée, tu viens?".