Compagnons, complices
Paris, le 17 janvier 1991
Ma bien belle amie,
Me pardonnerez-vous le retard de mes voeux de nouvelle année ? Assurément, si l'on en croit le peu d'intérêt que nous attachâmes aux formes du monde ! Le stylo n'a voulu caresser le papier blanc qu'à l'instant où mon coeur ouvrait les fenêtres du souvenir. Et vous et moi savons ce qu'il nous en coûta de ne point nous soumettre à l'instinct du moment.
Alors que je ne sais moi-même ce que vous apportera cette lettre, qui se veut un doux compliment aux enseignements que nous découvrîmes ensemble, je vous prie instamment de remplir votre coupe d'indulgence envers mon esprit fou, et ainsi, gorgée après goulée, ligne après phrase, par la grâce des confidences aimantes qui furent les nôtres, renouveler notre complicité d'autrefois.
Alors que la radio nous serine inlassablement les échos encore lointains de cette guerre infâme qui commence tout juste, pour la gloire sanguinaire et orgueilleuse des puissants, pour la misère grandissante des damnés que nous sommes, je serai futile à l'envie, comme à mes habitudes me direz vous, et vous entretiendrai des désarrois de mon souffle, vous conterai les misères de mes frères de combat, vous ennuierai sans doute de mes incertitudes ténébreuses, vous ébaubierai de mes babillements naïfs, mais quoi, n'est-ce pas là ce que la confiance amie que nous partageons nous autorise l'un envers l'autre à l'excès ?
J'ai commis une faute bien à l'avenant de mon caractère qu'il faut que je vous dédie, car c'est la souvenance de l'entre vos bras qui me la fit apparaître et de ce défaut mien que vous me révélâtes depuis hélas n'ai pu me défaire. C'est dans la douceur de votre chaleur dans la tendresse de votre moiteur en effet que je compris jadis l'importance de ne point blesser l'orgueil d'un frère, d'une soeur, au risque de s'en séparer malheureux et de se heurter au froid mur de son incompréhension.
N'est-ce point vous ma douce qui me permit d'apprendre, imparfaitement il est vrai, l'efficacité incomparable du tact et que l'on ne saurait communiquer sans être humble face aux erreurs reprochées. Mais point n'ai su faire et réduit en suis-je à vous chagriner de cet aveu.
De mes braves compagnons de lutte voulais-je vous entretenir, n'est-ce pas ?
Vous remémorais-je ces piteuses tentes que connu l'an écoulé ? L'air vibrait d'une fièvre romanesque, enfouie désormais sous le sable que des enfants à nouveau dispersent au vent. L'imagination exhalait les envies, la victoire était au bout du chemin... Mais la seule et véritable classe dangereuse, celle qui nous asservit, avait déjà dépêchée sur place ses commis menteurs. Semant la confusion, suscitant la convoitise, attisant l'orgueil. Quelques compagnons parmi les plus valeureux crurent le moment venu d'aider l'Ignoble à s'installer dans le fauteuil, espérant en retour les miettes des repas de sa cour.
Combattant un temps retournant à l'asservissement. Ma haine de cette classe de nauséabonds arrogants s'adresserait-elle de la même façon à eux. Non, contre eux, je ne ferais que renforcer et préserver l'outil de lutte, leur comité, qui leur permit de vaincre si peu, trop peu encore.
D'autres qui ne furent pas moins malheureux se retirèrent dans leur forteresse, tout engloriolés de leurs exploits si minces. Et d'eux, je n'entends, à propos de nos frères asservis, que tristes qualificatifs que vous n'êtes pas sans connaître, tel que : beaufs, veaux rampants, cons et abrutis, manipulés, esclaves consentants... S'ils décrivent une malheureuse réalité, bon sang, que le mépris renforce la verve de l'aigrissure et des déceptions ! Sommes-nous condamnés indéfiniment à n'être que les produits reproducteurs d'une aliénation masquée, coeurs fermés, esprits busqués, sensibilités anesthésiées, humains rognés, tyrans pires que des rois car parés des couleurs de la liberté ?
Car cette haine de classe qui est la mienne depuis des générations et dont vous me fîtes grief longtemps avant de la comprendre, n'est pas la haine de la classe des laborieux pris au piège de leur survie quotidienne, n'est pas le mépris de mon frère de classe qui ne se révolte pas contre l'image glacée de l'horizon qu'on lui impose. Je n'imagine pas vaincre sans lui. Spartacus lui-même n'aurait pas fait trembler un empire s'il eût connu cette confusion, ce mépris envers son frère de galère lorsqu'il partageait ses fers, son frère de combat lorsqu'ils montèrent à l'assaut du monde qui les asservissait. Fier de n'être qu'un parmi tous, digne de la noblesse de son combat.
D'autres encore, qui ne furent pas parmi les moins sincères, ne comprirent pas grand chose à toutes ces subtiles divisions, gageons que le temps et l'expérience ne les malmènent au point d'en faire des désespérés amoindris et subissant leur sort, car c’est chez eux, perdu dans leurs doutes, que germe difficilement l'oignon de la révolte à venir. Sans oignon pas de soupe, sans débats pas de banquet, pas de sanglier à rotir .
A vous, aimée, et que survive l'espoir.