Autonomie et réappropriation
L'article qui suit est un extrait, le chapitre cinq, de "Quelques élements d'une critique de la société industrielle"
De Bertrand Louart , Juin 2003,
Suite de sa reflexion sur son site : Notes et morceaux choisis
Ce chapître cinq dans son contexte.
Les liens sont de moi
La réappropriation des arts, des sciences et des métiers
G. K. Chesterton, Le monde comme il ne va pas, 1924.
Différentes personnes ont donc mis en avant la nécessité d’une « réappropriation de la science » dans la perspective du « contrôle citoyen » des pratiques industrielles. Il n’est guère enthousiasmant de mesurer ainsi l’étendue de l’empoisonnement du monde pour seulement tenter de circonscrire quelques substances dangereuses quand des milliers d’autres continuent leur chemin. Connaître en détail la sauce de métaux lourds, de chimie fine et autres poisons avec laquelle le système industriel nous fait mourir à petit feu est certainement utile pour s’en prémunir, mais à condition de mettre d’abord un terme à leur production et dissémination.
Face à la dépossession engendrée par le système industriel, une démarche de réappropriation est pourtant tout à fait nécessaire, mais elle ne doit pas se limiter aux aspects techniques et scientifiques que nous impose ce système lui-même. Il faut s’attaquer aux causes qui permettent à ce système de se maintenir et de se développer plutôt que de tenter vainement d’en gérer les conséquences, qui seront de toute façon désastreuses.
Car cette dépossession touche le monde dans lequel nous vivons, les autres hommes avec lesquels nous vivons et donc notre humanité ellemême — les récentes avancées des biotechnologies illustrent cela de manière particulièrement spectaculaire.
Une caractéristique centrale de ce système est en effet qu’il rend l’homme inutile à lui-même, qu’il rend les individus inutiles les uns aux autres en dévalorisant radicalement les produits de toute activité personnelle.
Ainsi, pourquoi jouer de la musique lorsqu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour en écouter ? Pourquoi cultiver son jardin lorsqu’il suffit d’aller au supermarché (y compris culturel) ? Pourquoi enfin discuter et réfléchir avec d’autres lorsqu’il suffit d’allumer sa télé pour savoir quoi penser et d’aller sur Internet pour trouver des gens d’accord avec vous ?
L’homme moderne attend tout de l’économie, de l’État et des machines qu’ils mettent
à son service. Il en attend tout, il réclame parfois même bruyamment et avec colère que ces différentes puissances qui lui sont extérieures, qui le dépassent et le dominent, prennent en charge son existence et en même temps le protègent des conséquences néfastes de sa dépendance à leur égard…
Toute son imagination est tournée vers de nouvelles dispositions administratives et légales, de nouveaux appareils et machines, de nouvelles technologies qui lui épargneraient tout effort de connaissance, de conscience et d’activité personnelle ; bref, il réclame un monde qui ne soit plus troublé par les manifestations intempestives de l’homme autonome aussi bien que de la nature vivante.
Dans ce contexte, il devient à chacun de plus en plus difficile d’imaginer que les hommes — et soi-même en premier — soient encore capables de faire des choses par eux-mêmes, de s’organiser pour atteindre des buts qu’ils se sont donnés et puissent par là prendre leurs propres affaires en main.
Une réappropriation devrait avoir d’abord cette dimension politique : son but est la maîtrise des hommes sur leurs propres activités et créations, la domination de la société sur sa technique et son économie. Car chacun doit devenir maître des machines et des choses, de l’ensemble des créations humaines afin de les mettre au service du développement de la vie et non en subir l’évolution, courir derrière leur renouvellement incessant, être asservi à leur fonctionnement.
Ce ne sont donc pas toutes les machines et réalisations humaines qui peuvent faire l’objet de cette réappropriation. Il est en effet nécessaire « de séparer, dans la civilisation actuelle, ce qui appartient de droit à l’homme considéré comme individu et ce qui est de nature à fournir des armes contre lui à la collectivité, tout en cherchant les moyens de développer les premiers éléments au détriment des seconds »(17), autrement dit, il est nécessaire d’effectuer un tri, sur la base de « l’inventaire exact de ce qui dans les immenses moyens accumulés, pourrait servir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourra jamais servir qu’à la perpétuation de l’oppression. »(18)
Il ne faut donc pas se cacher qu’un tel projet politique signifie la remise en cause radicale des bases de la société actuelle, c’est-à-dire l’arrêt du développement économique et le démantèlement d’une grande partie du système industriel et technologique. Cela seul peut permettre ensuite le retour à des formes techniques et économiques à l’échelle humaine afin que la reprise du développement humain et social à partir de ces bases simplifiées puisse être réalisée par des communautés ou des collectivités, organisées selon le principe de la démocratie directe, qui serontainsi réellement maîtres de leurs activités et de ce qui détermine les conditions de leur existence.
Enoncé comme cela, en quelques phrases, et eu égard à la puissance prodigieuse du système dans lequel nous vivons actuellement, un tel projet politique peut sembler totalement irréaliste, d’autant qu’il n’existe actuellement strictement aucune force sociale pour seulement le mettre en avant.
Car contrairement à l’époque des Luddites, de nos jours et dans les nations industrialisées il n’existe plus rien en dehors de la société industrielle, il n’y a plus d’autres formes d’organisation sociale sur lesquelles s’appuyer pour refuser la société existante et en imaginer une autre. Les sociétés traditionnelles, avec leurs antiques solidarités, ont été depuis longtemps ruinées.
Le mouvement ouvrier et les classes populaires qui pendant la première moitié du XXe siècle avaient développé une culture, des idées et des valeurs en réaction à la condition à laquelle le capitalisme voulait les réduire ont été laminés par l’échec des révolutions sociales (et la compromission avec les systèmes totalitaires fascistes et staliniens), puis après la Seconde Guerre Mondiale par l’abondance de la dépossession et la modernisation obligatoire.
Ces idées et ces valeurs — cette common decency aurait dit Orwell — subsistent encore isolément, sans plus aucun poids politique.
L’espace social autant que l’imaginaire individuel sont aujourd’hui largement colonisés (notamment chez les jeunes) par les images et les valeurs du monde industriel véhiculées par les mass médias : ce sont elles qui constituent les signes de reconnaissance des individus atomisés. En ce sens, le terme de société industrielle désigne bien une organisation sociale dont tous les aspects sont produits et déterminés par le mode de production industriel : de l’alimentation jusqu’à la culture en passant par les rapports sociaux, plus rien ne semble lui échapper…
Dans cette situation, tout au plus y a-t-il dans les populations un malaise diffus, un doute assez vague sur la nature des bienfaits que nous dispense cette société. Chacun sent qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de la marchandise — les récentes crises et catastrophes, sans parler des manifestations évidentes du changement climatique, ont renforcé ce sentiment — mais comme la marchandise a autant envahi les recoins les plus reculés de notre existence que ceux de la planète (ne serait-ce que sous forme de pollution ou d’ordures), ce sentiment reste paralysé et n’arrive pas à se transformer en raisonnement, en pensée et conscience de la nature du désastre et de ses causes.
Il semble qu’il n’y ait guère de possibilités pour l’avenir : soit le système continue sur les mêmes bases et il engendre de nouvelles catastrophes, désastres et nuisances, il poursuit la dépossession de la vie humaine, l’appauvrissement de la vie sociale et la destruction de la nature sur lesquels il prospère depuis deux siècles ; soit, à cause des diverses contradictions qu’il n’arrive plus à surmonter, il s’effondre — comme en Argentine récemment, pour des raisons financières — et à la dépossession des personnes s’ajoute alors le dénuement.
Car en même temps que l’on ressent confusément le fait que « cela ne peut durer », chacun sent bien également à quel point un arrêt brusque et soudain de ce système serait également une catastrophe supplémentaire tellement il s’est rendu indispensable en substituant partout ses marchandises aux relations sociales et aux capacités des individus.
Dans les deux cas, l’issue sera une dérive autoritaire, dont on voit déjà les prémisses se mettre en place actuellement. Et la demande de protection contre les nuisances engendrées par l’industrie ne sera pas de reste pour participer à ce mouvement sécuritaire, avec à la clef la mainmise industrielle et écolocratique sur les ressources vitales.
C’est précisément à cause de tout cela qu’il est nécessaire de mettre en avant un projet politique complètement opposé au monde tel qu’il est, aussi utopique et illusoire qu’il puisse paraître au premier abord.
C’est parce que la société industrielle est de plus en plus manifestement une impasse sur le plan social et humain, qu’il ne faut pas avoir peur d’affirmer que, sur le plan économique et technique, il est nécessaire de revenir en arrière (Voir également sur ce point la brochure de Jean-Pierre Courty, En arrière toute ! Lettre ouverte à la revue Actuel 48 à propos de la Lozère et de son entrée dans le XXIe siècle, décembre 1997. Disponible sur demande à in extremis, J.P. Courty, BP 8, 48 250 La Bastide.) — vers des outils, des machines et une organisation sociale l’échelle humaine — car c’est le moyen de poursuivre le processus d’humanisation; c’est la condition pour continuer d’avancer vers un véritable progrès humain.
L’opposition à chaque nuisance ou aménagement particulier peut être l’occasion de mettre en avant une critique plus générale du système, le plus souvent en posant la simple question : « À quoi sert, en fin de compte, tout cela ? » C’est une réflexion avant tout politique ; elle pose, à chaque fois sous des formes différentes, la question : « Comment et dans quel monde voulons-nous vivre ? » Ce n’est pas là une question “philosophique”, elle se pose à chacun de nous et tous les jours.
Ainsi, devant chaque progrès technologique on peut se demander « De quoi cela va-t-il nous priver ? » Devant chaque produit du monde moderne on peut se poser la question « A-t-on réellement besoin de cela ? » ou bien « Qu’est-ce qui a disparu qui en a rendu l’usage indispensable ? » Autrement dit, quels équilibres ont été rompus dans la vie sociale et dans nos rapports à la nature qui nous rendent dépendants de ces produits et services issus d’une puissance qui nous est extérieure ?
Comment devenons- nous dépendants de marchandises produites parfois à l’autre bout de la planète plutôt que de biens réalisés plus près de nous, par des personnes,
dans une collectivité, avec les ressources du pays dans lequel nous vivons ?
Comprendre ce processus politique de dépossession qui se cache derrière des objets technologiques est, à mon sens, la première étape vers une réappropriation du pouvoir sur nos existences. Car c’est à partir de là que l’on peut retrouver les chemins de la liberté individuelle et de l’autonomie collective sans s’égarer dans des « solutions individuelles » qui constituent un repli ; ou au contraire tomber dans les pièges liés à la récupération par la société industrielle des inquiétudes et des préoccupations légitimes à propos de l’avenir du monde dans lequel nous vivons.
L’adhésion de certains écologistes et autres contestataires à ces solutions toutes faites — du « consom’acteur » soucieux d’économiser la nature à l’écolocrate fasciné par l’exploitation industrielle des énergies renouvelables sensées assurer le « développement durable » d’une économie de gaspillage(19) — ne fait que refléter une fausse conscience face aux problèmes très réels qui s’imposent mais dont on attend encore la solution de l’extérieur, que ce soit des « marchandises éthiques » ou des « technologies douces ».
L’horizon de l’imagination étant totalement occupé ou plus exactement bouché par l’existence écrasante de la société industrielle, ces pseudo-alternatives, solutions et attitudes infra-politiques, sont naturellement ce qui vient tout de suite à l’esprit, mais elles reviennent en fait à aménager le système pour le rendre plus supportable(20).
Une grande difficulté est d’envisager les problèmes à une échelle à notre portée et non à l’échelle imposée par la société industrielle.
Ne pas céder au chantage à la démesure qui ramène la réflexion sur le terrain même qui engendre la dépossession, celui des solutions technologiques et globales que seule la société industrielle peut mettre en oeuvre, c’est identiquement cesser de s’identifier à la puissance qui nous domine et par là remettre notre propre volonté et notre propre pouvoir au centre de notre réflexion, les capacités et activités de l’individu là où il est comme point de départ de notre action.
Sortir un tant soit peu de l’impasse que constitue la société industrielle commence d’abord par la faire sortir de l’horizon de notre pensée politique pour y remettre les hommes et leurs capacités; la société telle qu’elle est ne peut certainement pas disparaître de cet horizon, mais elle ne doit plus en constituer le point de fuite — ce n’est pas à elle seule qu’il revient d’ordonner la perspective générale de nos activités, mais bien à nos propres projets et aspirations.
Autonomie ne signifie pas nécessairement autarcie, autosuffisance ou repli sur soi.
Il est impossible de s’abstraire en tout et pour tout de la société, et c’est au contraire là où nous vivons qu’il est nécessaire de porter la contradiction. Envisager les problèmes à l’échelle des moyens et des forces dont on dispose, mais avec comme perspective d’élargir ce champ d’action, c’est-à-dire d’accroître ses capacités et d’effectuer des rencontres sur la base de la recherche d’une maîtrise plus grande de chacun sur sa propre existence et ses conditions.
C’est aussi dans ce sens que cette démarche de réappropriation doit être politique : elle a comme point de départ et comme finalité l’individu et son développement à l’intérieur d’une collectivité ; et inversement, l’association entre les personnes menant cette recherche permet d’expérimenter et d’élaborer les bases d’une organisation sociale capable de soutenir cet objectif.
Le projet qui sous-tend cette démarche de réappropriation des arts, des sciences et des métiers est par bien des aspects la reprise de celui des Lumières, l’actualisation de celui de la classe ouvrière et leur continuation sur la base des idées et des expériences les plus émancipatrices que ces mouvements ont pu apporter(21).
On l’aura compris, cette démarche n’a pas pour seule finalité la production d’objets techniques et de biens matériels purement utilitaires.
Remettre en question le “mode de vie” des nations industrielles, fondé sur un immense gaspillage, ne signifie pas non plus la promotion de la frugalité, de l’austérité ou d’une quelconque forme d’ascétisme. Au contraire, à travers la maîtrise de savoir-faire, c’est une autre forme de richesse qu’il y a à inventer ; une richesse qui ne se mesure pas à la quantité de marchandises consommées ou de signes échangés, mais plutôt une richesse de significations et d’expressions, qui reflètent autant qu’elles les construisent les rapports sociaux et les rapports des hommes avec la nature.
C’est le cadre de la vie individuelle autant que sociale qu’il est question de produire
en son ensemble et de manière unitaire, autant qu’il est possible.
Nous parlons donc de réappropriation des arts, des sciences et des métiers à la fois en référence au sous-titre de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert — pour évoquer cette idée d’inventaire raisonné des moyens qui peuvent être réappropriables dans une perspective émancipatrice — et pour suggérer l’articulation nécessaire entre les différents aspects des activités humaines dont l’unité reste à réaliser : aspects analytiques et théoriques ( les sciences) ; aspects techniques et pratiques (les métiers) ; aspects esthétiques et subjectifs (les arts).
Après avoir précisé la nature politique de cette démarche, il est maintenant nécessaire d’exposer sa méthode dans ses grandes lignes.
Par la réappropriation des arts, des sciences et des métiers, nous proposons de réfléchir aux moyens nécessaires pour sortir de la société industrielle en commençant par les expérimenter, c’est-à-dire par l’acquisition de la maîtrise technique nécessaire à la production de l’existence telle que nous la concevons.
Beaucoup de pratiques alternatives, dans cette optique, se veulent exemplaires, comme si la généralisation d’expériences isolées ou l’accumulation de réalisations partielles pouvaient suffire à elles seules à mettre sur pied une organisation sociale, à faire émerger une société différente.
En fait, de telles expériences de réappropriation devraient être conçues plutôt comme un point de départ pour une activité politique plus élargie.
Toute tentative de réappropriation qui ne vise pas qu’à produire seulement des « marchandises de qualité » pour le marché des « consommateurs-citoyens » mais qui cherche, à partir de la maîtrise des bases matérielles de l’autonomie, à créer d’autres rapports sociaux, se heurte inévitablement aux limitations et obstacles que la société existante oppose à tout ce qui n’entre pas dans ses structures établies et ne promeut pas ses valeurs de compétition, d’efficacité technique et économique, etc.
À partir des entraves rencontrées pour mener ces expériences et des difficultés à effectuer une réappropriation dans un contexte sinon hostile, du moins largement étranger aux préoccupations et aspirations qui les motivent une analyse critique est nécessaire pour pouvoir aller plus loin que l’expérience individuelle isolée, pour relier ces expériences les unes aux autres.
L’analyse de ce qui a été tenté, de ce qui a été obtenu et des problèmes rencontrés permet d’identifier plus précisément les ressorts de la société à laquelle on s’oppose.
Ainsi, sur chaque aspect de l’existence, dans chaque domaine de la production, il y aurait des sortes d’enquêtes critiques a effectuer à la fois pour mettre en évidence les mécanismes par lesquels la société industrielle engendre l’appauvrissement et la dépossession dans toutes les activités humaines, et aussi pour préciser, en opposition, le sens que chacun peut, malgré tout cela, encore mettre dans une activité, et enfin pour mieux cerner les limites qui permettraient qu’elle ne se transforme pas en un travail, c’est-à-dire en une activité purement technique, (re)productive et économique.
Comment l’industrialisation a désinséré une activité de l’ensemble social pour en faire un vulgaire travail, une corvée et une source de nuisances, et comment nous pourrions envisager de la réinsérer dans une autre organisation sociale pour la faire
participer à l’émancipation des individus et au processus d’humanisation en général ; cet effort d’analyse et d’imagination est le principal moyen pour effectuer l’inventaire dont nous avons parlé précédemment autant que pour élaborer notre projet politique.
Pour cela, il n’est pas forcément nécessaire d’entrer dans des analyses théoriques approfondies. Bien souvent, ce genre d’enquête peut commencer tout simplement en racontant une histoire, qu’il s’agisse d’opposition à des projets de développement technologique(22), à l’aménagement du territoire en fonction des besoins technico-économiques ou encore à la mainmise sur les ressources naturelles par l’industrie autant que des diverses expériences, individuelles ou collectives, de réappropriation(23).
Face à la déréalisation et à la vie hors-sol de bien des personnes, de tels témoignages permettent de porter sur la place publique le scandale central de la société industrielle : les choses les plus simples nécessaires à l’existence sont en train de disparaître, s’éloignent de la portée de chacun ; les activités les plus élémentaires sont en train de devenir impossibles, sont confisquées au profit de la mégamachine ; les bases pratiques — qui avaient jusqu’ici assuré la survie de l’humanité à travers bien des vicissitudes — de toute liberté et autonomie sont en train d’être détruites.
Par exemple, l’opposition aux OGM ces dernières années a fait apparaître un certain nombre de pratiques agricoles que l’on aurait pu croire disparues, mais que quelques personnes et associations continuaient dans l’ombre depuis très longtemps : semences et espèces animales “nonhybrides”, modes de culture et d’élevage “non-conventionnels”, etc.
D’un seul coup, face à la menace que constituent les OGM et l’appareil réglementaire destiné à les imposer, ces activités anodines ont pris un caractère politique. Il reste à espérer que ce caractère se manifestera et se renforcera face à cette menace toujours présente, notamment en suscitant une coopération élargie entre les différents groupes et associations engagés dans cette opposition(24).
Ainsi, à partir de la mise en commun ou simplement de la publication de ces expériences, de la discussion des analyses qui en sont faites il devient possible de dépasser les limitations de chaque expérience particulière (par d’autres rencontres, une association plus large, etc.), de développer une critique plus précise, incisive et radicale des obstacles et des entraves que met la société industrielle à la liberté et l’autonomie de chacun et par là, progressivement, constituer un espace public où puisse s’élaborer d’autres pratiques, d’autres rapports sociaux et se construire notre
projet politique.
La réappropriation est une démarche expérimentale et critique ; ce sont ces deux aspects indissociables et qui doivent avancer ensemble qui donnent à cette démarche son contenu politique et lui confèrent son caractère subversif.
La société capitaliste et industrielle a déjà passablement ravagé le monde et mutilé les hommes.
Ceux qui défendent aujourd’hui encore un projet révolutionnaire, un changement radical des valeurs et des bases sociales ne peuvent espérer arriver à quoi que ce soit par une opposition frontale avec le système ; cela est plus que jamais suicidaire en l’absence de projet politique et des forces sociales pour le soutenir.
L’essentiel de l’action politique actuelle non seulement ne peut que chercher d’abord à conserver et à retrouver tout ce qui participe des conditions de la liberté et de l’autonomie (autant à travers des activités de réappropriation que par des luttes contre des nuisances), et à partir de là, à affirmer aussi sa volonté de construire malgré ou même à cause des ruines qui encombrent notre existence.
Cette affirmation peut rendre séduisant et désirable un tel projet aux yeux de tous ceux (et ils sont nombreux) que la société actuelle dégoûte profondément ou exclut du fait de leur “inadaptation” à ses exigences de plus en plus délirantes, mais qui ne savent pas formuler leur refus et leur insatisfaction précisément parce que cette organisation sociale, en englobant la totalité de l’existence et de l’expérience humaine, tend à éliminer tout point de comparaison à quoi la rapporter.
En tout cas, elle ne pourra que susciter leur intérêt, autant que l’hostilité plus particulière des fanatiques de l’aliénation, qui dénient aux autres le droit de critiquer quoi que ce soit sans avoir d’abord quelque chose de mieux à mettre à la place.
Par les expériences de réappropriation, nous voulons chercher à maintenir, voire recréer si possible, ce point de comparaison à partir duquel il est possible de renverser la perspective à propos de la société industrielle et de formuler sur elle un jugement à l’aune de valeurs qui ne sont pas les siennes propres, mais bien celles beaucoup plus universelles liées à une activité et une expérience humaines se manifestant aussi bien dans la confrontation autant que dans sa recherche de la coopération avec la nature et entre les hommes.
Ainsi, les valeurs de liberté et d’autonomie telles que nous les concevons sont-elles complètement à l’opposé de celles des modernistes.
Pour eux, la liberté est la possibilité de faire tout et le contraire de tout sans avoir à reconnaître de limites ni à subir de conséquences. Ils conçoivent de même l’autonomie comme la dépendance exclusive à l’impersonnelle machinerie technologique dans une vie hors-sol.
En fin de compte, ils n’acceptent aucune limite ni valeur d’ordre humain sous prétexte que celles-ci seraient arbitraires et subjectives — contrairement aux contraintes techniques et nécessités économiques — et qu’ainsi elles serviraient en réalité à justifier la domination d’un groupe sur un autre ou le maintien de structures archaïques ; ils acceptent pourtant avec pragmatisme de se soumettre aux injonctions de la machine et accueillent avec une froide objectivité les diktats des experts, scientifiques et autres technologues.
A l’opposé de ces simplifications — dues à l’incapacité de concevoir et d’imaginer autre chose que l’individu atomisé tel qu’il existe dans la société industrielle — à travers la réappropriation, les rencontres et les échanges auxquels elle donne lieu, de la liberté et de l’autonomie comme élaboration de la responsabilité dans le choix conscient de ses attachements et fidélité à ses engagements.
Reconnaître des limites à l’activité humaine, individuelle ou collective, ne signifie pas renoncer à agir, mais implique d’imaginer de nouvelles formes d’association ou de coopération pour faire en sorte que l’organisation sociale ne tombe pas dans la démesure, c’est-à-dire amène la domination d’un groupe, la subordination des individus ou encore l’exploitation désastreuse des ressources naturelles.
De ce point de vue, les jugements portés à partir de tels points de comparaison sont identiquement une condamnation de toutes les valeurs propres à la société industrielle.
« L’issue d’une telle bataille des idées implique que des valeurs positives se soient affirmées et qu’elles aient été pratiquées à grande échelle contre les valeurs antérieures. Or, il faut reconnaître que c’est de manière fragmentaire et occasionnellement que celles sur lesquelles nous pouvons nous appuyer sont affirmées ou pratiquées.
C’est là, par exemple, ce qui reste comme succès, malgré toutes ses insuffisances, de la lutte contre les OGM : d’avoir mis sur la place publique des questions comme le sens de la rupture complète d’avec la nature engendrée par le progrès technique ou le rôle de l’idéologie scientifique dans le processus d’asservissement à la société totale.
Mais quand bien même ces valeurs ne vaincraient jamais, nous nous devons d’assurer leur pérénnité pour notre temps sur terre, car c’est ainsi que nous aimons vivre, comme pour les transmettre à la postérité, ainsi que d’autres l’on fait avant nous. »(25)
Cette démarche n’est pas seulement un moyen de défense pour les individus, c’est aussi un moyen de reprendre une manière d’offensive. On entend aujourd’hui trop parler d’épanouissement personnel dans un monde en décomposition ; tout au plus, en négligeant un contexte aussi défavorable, peut-on « s’éclater », ce qui désigne bien le processus d’autodestruction physique et mental qui permet une parfaite adaptation à une si étrange situation.
Il nous paraît inconcevable de nos jours que l’on puisse s’épanouir autrement qu’en faisant en sorte de combattre en soi et autour de soi cette décomposition.
La réappropriation des arts, des sciences et des métiers est donc un travail patient, un ensemble d’activités, orientés par une stratégie sur le long terme, à l’échelle d’une vie : « L’alternative n’étant pas à imaginer pour demain, mais au contraire à mettre en forme aujourd’hui, la problématique politique est toute nouvelle.
Il ne s’agit plus de préparer un avenir meilleur, mais de vivre autrement le présent. […]
De plus la manière de vivre le présent peut fort bien déterminer l’avenir. C’est donc à préciser cet avenir que [nous devons nous] employer, afin de s’assurer que [nos] actions présentes le préparent et ne le compromettent pas. Ou pour encourager des
initiatives en dehors même de celles que [nous] prenons. »(26)
En même temps que les acquisitions pratiques, l’expérimentation peut servir autant à affirmer publiquement les aspirations et les valeurs de ceux qui les entreprennent qu’à affiner et élaborer plus précisément le projet politique et social que leur réalisation implique.
L’opposition à la société existante peut se traduire ainsi dans les diverses réalisations effectuées; non dans les seuls objets matériels, mais également dans les rapports sociaux et les liens qu’ils ont permis d’établir, ne serait-ce que provisoirement, et dans l’affirmation revendiquée de la critique du mode de vie dominant qu’ils portent en eux.
En même temps que la maîtrise des bases matérielles et sociales de l’autonomie, elle doit avoir pour but le développement et l’élargissement de la conscience chez tout le monde.
Peut-être même faut-il ne pas hésiter à souligner la dimension universelle de cet enjeu politique : ce qu’il y a à affirmer et à inventer à travers cette résistance, ce n’est pas seulement une autre conception du lien social, de nouvelles formes de communauté, d’autres possibilités d’institution de la société moderne, mais aussi une “nouvelle manière d’être au monde” qui réaliserait l’unité entre les trois formes fondamentales des activités humaines : le travail, l’oeuvre et l’action politique(27).
La société industrielle a établi des séparations strictes entre ces différentes sphères de l’activité humaine en les confiant à des spécialistes ne connaissant précisément que ce qui relève de leur domaine de compétences et qui ignorent tout des répercussions de leurs décisions par ailleurs.
Chaque sphère tend à s’isoler, sans communication ni échange avec les autres, et de ce fait l’activité à l’intérieur de chacune d’entre elles se vide de sens, de toute signification.
L’accumulation indéfinie et impersonnelle du pouvoir et de la puissance devient la seule orientation possible, ce qui revient à faire le lit de la démesure et signe l’abandon de toute possibilité de maîtrise humaine des processus.
C’est cette séparation entre les différentes sphères de la vie qui engendre la décomposition écologique et sociale. Il n’y a plus de commune mesure entre « le travail de notre corps », « l’oeuvre de nos mains », la pensée et l’action politique ; l’activité humaine et ses conséquences peuvent de plus en plus difficilement être évaluées et appréhendées dans leur totalité.
Pourtant, chacun ne peut pas tout faire à soi seul, car « dans le cours d’une vie, un individu ne peut guère acquérir et développer réellement qu’un nombre très restreint de capacités créatives ou de savoir-faire particuliers »(28).
Et toute organisation sociale implique une répartition des tâches en fonction des compétences et talents spécifiques de chacun. Le projet d’émancipation humaine consiste à établir les rapports entre les hommes, l’organisation sociale qui réalise l’égalité des conditions sur la base du respect de la diversité des individus.
Éviter la spécialisation mutilante qui fait de l’homme un automate et un rouage ne semble possible que si chacune des sphère de l’activité humaine trouve en chacun des individus son point de rencontre.
Dépasser la « dégradante division du travail en travail intellectuel et travail manuel » (Marx) qui, à travers la division entre exécutants et dirigeants, a établi la division de la société en classes, serait certainement déjà un premier pas en ce sens.
Mais plus profondément, l’articulation entre ces trois sphères ne semble possible que dans la mesure où la pensée et l’action politique n’ont plus seulement pour objet l’organisation sociale, mais également les procédés techniques, les rapports économiques et sociaux qu’ils engendrent et aussi bien leurs conséquences écologiques au sens large (leurs effets sur la nature aussi bien que sur la nature humaine), et cela jusque dans les activités les plus humbles.
Son but devrait alors être de déterminer et d’établir les équilibres sociaux qui maintiennent et préservent la capacité de chaque activité de participer à la liberté et à l’autonomie des individus et des groupes, c’est-à-dire de découvrir expérimentalement les limites au-delà desquelles une activité se transforme en travail (au sens de corvée).
De ce point de vue, si la société industrielle, à travers tous les désastres et destructions qu’elle engendre, peut malgré tout être utile à quelque chose, c’est à illustrer les méfaits de la démesure et par là aider à appréhender ces limites.
Cette pensée et cette action politique ne peuvent avoir pour objet des aspects aussi intimes de la vie sociale en étant dévolues à des spécialistes ou des institutions séparées.
C’est au contraire chaque individu ou communauté, dans le cours de l’ensemble de leurs activités qui peuvent ainsi à ce point savoir ce qu’ils font, en évaluer les conséquences et en tenir compte pour participer à l’établissement des rapports et à l’évolution des équilibres avec les autres parties de l’organisation sociale et leur environnement.
Savoir et comprendre ce que nous faisons : tel pourrait être en résumé le thème central de cette démarche de réappropriation qui cherche à sortir de l’aliénation propre au monde moderne — la fuite de la société hors de la nature par la technologie et la fuite de l’individu hors du monde — pour tenter de renouer les fils qui permettraient de tisser de nouvelles formes d’organisations sociales, d’autres rapports de l’homme avec son monde aussi bien qu’avec la nature.
Nous conclurons donc avec ces quelques phrases écrites par Simone Weil durant les heures les plus sombres du siècle précédent :
« Qu’est-ce au juste qui périra et qu’est-ce qui subsistera de la civilisation actuelle ? Dans quelles conditions, en quel sens l’histoire se déroulera-telle par la suite ? Ces questions sont insolubles. Ce que nous savons d’avance, c’est que la vie sera d’autant moins inhumaine que la capacité individuelle de penser et d’agir sera plus grande. […]
Quand même une suite de réflexions ainsi orientées devraient rester sans influence sur l’évolution ultérieure de l’organisation sociale, elle n’en perdrait pas pour cela sa valeur ; les destinées futures de l’humanité ne sont pas l’unique objet qui mérite considération. Seuls des fanatiques peuvent n’attacher de prix à leur propre existence que pour autant qu’elle sert une cause collective ; réagir contre la subordination de l’individu à la collectivité implique que l’on commence par refuser de subordonner sa propre destinée au cours de l’histoire.
Pour se déterminer à un pareil effort d’analyse critique, il suffit de comprendre qu’il permettrait à celui qui l’entreprendrait d’échapper à la contagion de la folie et du vertige collectif en renouant pour son compte, par dessus l’idole sociale, le pacte originel de l’esprit avec l’univers. »
Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.
Notes de bas de page:
17. Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’opression sociale, 1934. Nous recommandons vivement la lecture de ce petit ouvrage qui anticipe très clairement quel sorte de monde allait universellement se mettre en place après la seconde Guerre Mondiale…
18. Revue de l’Encyclopédie des Nuisances n°1 - novembre 1984.
19. Voir l’article Silence, on tourne ! Lettre ouverte à la revue écologiste Silence ! et aux admirateurs des éoliennes industrielles récemment construites en France, publié dans Notes & Morceaux Choisis n°5 - juillet 2002.
20. Par cette critique, nous ne voulons pas jetter la pierre à tout cet ensemble d’associations et de personnes qui développent des “pratiques alternatives”, et qui constituent une bonne partie de la mouvance “bioécolo” et qui font un travail tout à fait estimable et nécessaire — qui peut d’ailleurs s’inscrire assez largement dans cette démarche de réappropriation, du moins tant que leur objectif n’est pas simplement d’occuper un crénau commercial.
Mais il faut constater que bien souvent ces “pratiques alternatives” sont une solution de repli hors du champ politique. Elles sont rarement l’occasion pour ceux qui les mettent en oeuvre d’approfondir la critique du monde moderne, et par là de constituer un point de départ pour élaborer d’autres perspectives pour relier et rallier d’autres personnes.
On en reste à une position purement défensive qui, à force de vouloir le rester (en se voulant exemplaire, notamment), se prête à la récupération par le système qui trouve là un exutoire bon marché à la mauvaise conscience écologique de bien des personnes dépossédées, mais qui ne veulent pas le savoir et sont prêtes à se rassurer à bon compte en achetant l’illusion de l’être moins que les autres (comme en témoigne, par exemple, la vogue des produits “bio” dans les supermarchés).
21. C’est à peu près en ces termes que se concluait mon intervention lors de la conférence "La science contestée" organisée par OGM Dangers.
22. Par exemple, sur le projet biotechnologique Biopolis et le développement des nanotechnologies à Grenoble, les interventions de Simples Citoyens ou de Pierre Gérard (6, cours Jean Jaurès, 38000 Grenoble) et Henri Mora.
23. Par exemple, l’Association de Soutien aux Projets et Activités Agricoles et Ruraux Innovants qui est un réseau d’entraide local pour ceux qui désirent s’intaller à la campagne. Aspaari, Le Bourg, 35 330 Bovel.
24. Cf. revue Nature & Progrès n°41, mai-juin 2003, article Premières rencontres sur la biodiversité.
25. Jacques Philipponneau, Quelques questions préalables très pratiques, mai 2002. Texte reproduit dans le bulletin de liaison et de critique anti-industrielle In extremis n°2 (été 2002) — J.P. Courty, BP 8, 48 250 La Bastide.
26. François Partant, La fin du développement, naissance d’une alternative ? 1982 (éd. Babel, 1997). Cet ouvrage fait une analyse extrêmement limpide et pertinente de l’économie politique du capitalisme actuel, démontant notamment les illusions autour du “développement économique” qui ne sert en fait qu’à piller les ressources des pays du “tiers-monde” au profit de pays industrialisés et exposant enfin l’impasse que ce système économique et technologique constitue au point de vue humain et social pour tout le monde.
Le chapitre IX concerne plus particulièrement la dimension politique à donner aux “alternatives” et prolonge très loin la réflexion, allant jusqu’à imaginer les structures par lesquelles les différentes initiatives locales pourraient se fédérer. Perspectives stimulantes qui semblent hélas n’avoir eu en 20 ans que fort peu d’échos dans les milieux “alternatifs” et “bio/écolos”.
27. Dans Condition de l’homme moderne (1958), Hannah Arendt définit ces trois catégories et les regroupe sous le terme de vita activa. Elle montre dans cet ouvrage comment, à travers les âges et les civilisations, la prédominance d’une de ces catégorie sur les deux autres a entraîné des déséquilibres dans la vie sociale.
28. Jean-Marc Mandosio, Après l’effondrement, éd. de l’EdN 2000, paragraphe de conclusion.