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Publié par Christian Hivert


D’autres avaient la possibilité de faire autrement, et ne s’en privaient pas, il s’était
toujours étonné que cela fut possible, les systèmes de domination utilisés

appartenaient à la grande panoplie des siècles d’avachissement de l’humanité,

depuis les empires initiaux rien n’avait changé.


Dans nos sociétés modernes et prétendument policées, cela prenait en apparence

des tournures moins barbares qu’au cours des millénaires précédents, mais les

dégâts que génèrent les injustices cyniques étaient toujours aussi effondrant, un

gâchis d’énergies et de ressources, une gabegie.


Il s’était souvent confronté à ces pilleurs des savanes, imbus de leur médiocrité,

juste bons à profiter des efforts et du travail des naïfs et déshérités ses frères,

incapables qu’ils étaient d’apprendre la moindre connaissance utile, les

prédateurs, sans valeur, sans morale, sans dignité.


Il s’en tenait soigneusement à l’écart, rusant parfois des jours, ou bien se coupant

d’une ressource et de l’accès à une facilité, s’obligeant à imaginer d’autres

solutions plutôt que de risquer de tomber entre des griffes d’accapareurs et de

payer un service de rien par une trop forte iniquité.


L’habitude et les fortunes diverses lui avaient appris cela, il n’avait jamais eu la

prétention d’avoir besoin de plus qu’un autre, bonne nourriture, vie saine,

banquets amicaux et nid pour ses amours du moment, c’était assez possible sans

besoin de se soumettre honteusement à personne.


L’un d’eux malgré tout avait retenu largement son attention, dans les tout débuts

de son installation en Ardèche, c’était de loin le plus beau, un archétype, intrigué,

il s’était volontairement placé sur sa route, pour mieux l’étudier, il n’avait pas été

désappointé, un parfait cas d’école.


Plus que tout autre vivant au détriment de plus faibles, physiquement et

psychiquement, plus que les maîtres de la planète n’ayant plus rien à asseoir,

possédant tout, plus que des nobliaux à l’ancienne manière pour qui tout est dû,

même et surtout l’indu, c’était le mâle dominant.


Il était le maître de toutes les tribus d’hirsutes avoisinantes, ce milieu où

logiquement ce genre de comportement aurait dû paraître le plus incongru et

impraticable représentait son vivier de pêche le plus fécond, en toute-bonne

conscience, dans la plus franche rigolade, un art.


Durant toutes ces années, la construction de sa maison ne lui avait pas beaucoup

coûté d’efforts ni d’achats de matériaux, l’esprit de solidarité entretenu comme

une valeur sûre était son plus profitable pourvoyeur de main d’oeuvre et de savoir

faire, tous avaient travaillé sans rechigner.


Il suffisait d’organiser placidement et ouvertement un déséquilibre d’équivalence

de compétences constamment à son avantage et bénéfice, dans un système

d’échange consenti au gré à gré où il convenait de ne pas jouer les comptables,

c’était droit dans les yeux, et tout pour lui.


C’était un type fort en gueule et carré d’épaules, à l’allure avenante, bien campé,

souvent jovial et entraînant, un bon compagnon, sans nul doute un candidat à

l’amitié, avec femme et enfants pour la réalisation de ses plans les plus

compliqués, maître, débonnaire, accueillant.


De prime abord et sans le connaître particulièrement, un bon bougre débordant

d’idées intéressantes, toujours à mijoter un projet, novateur en tout, activateur

d’énergies, le plus généreux et parfait constructeur d’un monde juste et humain,

très convaincant autour de sa ruine à remonter.


Mais peu à peu la vérité se faisait jour, peu à peu les détails troublants

s’accumulaient, peu à peu la distorsion apparaissait, et tous ces efforts

s’agençaient parfaitement dans une logique froide d’anéantissement, une défaite

outrageante pour l’avenir des pratiques collectives.


Mâle dominant était atrocement jaloux, mais ne le montrait jamais, on ne pouvait

s’en apercevoir qu’en déduction, après une analyse approfondie des éléments

perturbateurs de l’équilibre jamais atteint, comme un rêve toujours remis en

cause, repoussé à plus tard, promis, jamais dû.


Mâle dominant ne dévoilait jamais ce qu’il convoitait, mais toutes ses paroles et

toutes ses actions concouraient à se le procurer par ricochets finement calculés, un

stratège émérite dans l’art de posséder tous pour posséder mieux, un spécialiste de

la synergie positive, un profiteur mielleux.


Arthur avait beaucoup appris à sa fréquentation et savait désormais se maintenir à

l’abri du désastre des manigances, c’était assez simple, il suffisait de ne rien

posséder, de ne rien convoiter, le rideau protecteur était l’inapparence dans le

réseau des échanges, la discrétion, le sain recul.


Dans les vallées où Mâle dominant avait ses entrées, un solide relais de ses

opinions sur tel ou tel lui permettait de diffuser la moindre rumeur ou le moindre

commentaire nécessaire à sa prédation du moment en peu de jours, bien des

généraux admireraient, solide, rapide et efficace.


Longtemps après s’être réveillé du sortilège et de l’emprise, Arthur avait pu le

reconnaître à de multiples reprises, quand une vallée jappait à l’unisson, Mâle

dominant avait donné le ton, il ne restait plus qu’à sourire, et puis surtout fuir, la

médisance moisit les rapports, occit la confiance.


Mâle dominant savait tout sur tout et ne faisait rien sur rien, s’il croisait un

maçon, il connaissait tout de la maçonnerie, et il valait mieux ne pas le décevoir

en lui opposant un savoir souvent pratiqué, les vallées le répèteraient, vous vous

voulez commander, ne supportez pas de critique.


Le plus exceptionnel sans doute était la redite à la virgule près du même message

dans le même moment par toutes les vallées visitées, la personne visée n’ayant

jamais le loisir de se défendre, étant toujours absente lors des commentaires

anodins sur elle, inéluctable et efficace infamie.


Si quelqu’un avait le projet de faire quelque chose, il suffisait de peu de temps

pour que tous en oublient le concepteur originel, s’il venait à en parler, tous de

répéter, mais c’est le projet de Mâle dominant, il en est où, demander du soutien

alentour devient aléatoire, il n’y a plus de projet.


Si le projet se maintient et tente de devenir réalité, il devra apprendre à se

construire contre tous, tant il contrevient soudain à toutes sortes de règles morales

soudain établies par Mâle dominant, inconnues et jamais respectées jusqu’alors,

oubliées par tous dès l’enterrement du projet.


La morale événementielle de Mâle dominant est élastique et connaît de

nombreuses exceptions selon les intérêts momentanés de la prédation en cours, on

n’autorise pas à chacun ce que l’on autorise à un membre de la tribu, et Mâle

dominant décide, seul, ceci et ceux-là sont bons.


Si une idée est émise devant lui ou une information donnée, Mâle dominant

n’écoute pas et détourne grassement la conversation générale afin que personne

n’entende, au bout de quelque temps Mâle dominant donne une information et a

une idée, les mêmes, il est le premier, habitudes.


Mâle dominant rigole de tout et de tous, car tout doit pouvoir être dit dans la plus

grande des libertés afin de préserver l’intégrité et la richesse des rapports

humains, ce qui suppose que lui et les siens du moment soient exclus de tout

commentaire, clause essentielle, excluante, donc parfaite.


Mâle dominant aime bien les couples amis et se sent très proche de l’un comme

de l’autre, mais il ne peut s’empêcher de soutenir discrètement la femme dans ses

critiques amusées et murmurées sur son compagnon, il faut être juste, être un

Homme civilisé, corriger ses moindres défauts.


La femme s’accommodait bien des imperfections inévitables du compagnon

partageant sa vie, mais depuis un moment, dans sa tête, cela ne devient plus

supportable, il faudrait que cela change, le changement est souvent fatal,

l’harmonie initiale s’enfielle, il est là, console.


Mâle dominant l’avait dit avant toi, il le savait bien lui, il l’a tout de suite vu, mais

vraiment tu ne sais pas entendre, le ton monte, la vaisselle vibre, la porte claque,
Mâle dominant est obligé de passer la nuit sur place, la femme allait trop mal, heureusement, par chance, il était là.

Arthur en avait déjà rencontré pas mal de spécimens, mais des mécaniques aussi

redoutables, efficaces et parfaitement huilées que cela, c’était la première fois, il

semble qu’il faille toujours une première fois, pour toute chose, même de ce dont
on se passerait, l’Humanité bégaye sa vie.

Mâle dominant possède des qualités exceptionnelles de destruction des résolutions
échappant à son contrôle et à son bénéfice plus ou moins immédiat, si le plan perdure, il vitupère et disgracie l’intrépide, ses ricanements résonnent fort, on n’a eu l’audace d’ignorer son avis, on va voir.

Mâle dominant passe toujours beaucoup de temps à convaincre le monde de la

bonne manière de faire, comme il le fait faire chez lui par les autres, et de la

mauvaise manière de s’y prendre, comme cela se fait chez les autres, et il ne rit

plus du tout alors, malheur aux incrédules.


Mâle dominant n’aime aucune idée de mise en commun de moyens collectifs, il

n’y croit pas, une tribu hirsute sur le toit de sa maison pendant une journée entière

à couvrir sa charpente, ce n’est pas collectif, heureusement, certains en

prendraient l’habitude, en demanderaient.


Mâle dominant affiche volontiers son mépris pour toute personne travaillant, des

esclaves, et ne leur reconnaît aucun droit à vivre en paix, ses valeurs flexibles lui

permettront sans vergogne de disposer de tout ou partie de leurs biens,

discrètement, mais sans remord ni pitié.


Mâle dominant emprunte volontiers les outils des autres, et rend facilement cassé,

c’était du mauvais matériel, il n’aime pas que les pauvres puissent posséder,

d’ailleurs il dévalorise volontiers l’instinct de propriété, d’autant plus si cela rend

libre de se passer de lui, impardonnable.


Mâle dominant sait si bien trouver la plaisanterie dépréciative pour réduire d’un

bon mot un rival, c’est toujours une franche rigolade si l’on n’y réfléchit pas, puis

avec le recul, on s’aperçoit qu’il a su rendre l’assemblée complice d’une vilenie,

trônant au milieu des consciences altérées.


Mâle dominant est toujours très pressé pour rendre un service en échange d’un

mur remonté dans sa maison, il ne faut pas que cela traîne, cela devrait déjà être

fini, si cela avait été mieux organisé aussi, pourtant le travail avançait bien, tout le

monde s’amusait, trop bien chez un autre.


Mâle dominant a toujours des idées fabuleuses pour gagner du temps et faire un

travail plus vite, sur un petit chemin de terre en montée, on fait passer un camion

bien mieux qu’une voiture, voyons, ensuite la voiture ne passe plus à cause des

ornières, et le camion n’est plus disponible.


Pour apporter du fumier à quelques kilomètres le camion ira plus vite qu’une

remorque et plusieurs voyages, travail à la chinoise, mais le camion doit être

chargé et déchargé, entretenu, la journée est passée sans souffler, les voyages

permettaient de se reposer, rien n’est gagné.


Mâle dominant sait être particulièrement chaleureux et humain lorsqu’il a besoin

de monde pour ramasser ses pommes, il sait être ferme et offensant au moment du

travail, et être parfaitement disgracieux et insultant le travail fini, à dégoûter de la

soirée conviviale, pour ceux qui restent.


Mâle dominant n’a jamais aucune hésitation sur aucun sujet, il sait toujours si

parfaitement toutes les choses nécessaires à sa vie et celles superflues à la vie des

autres, il a une connaissance absolue et innée de tous les thèmes connus et

inconnus, il connaît bien son monde, le monde.


Mâle dominant sait impressionner à la perfection, lorsqu’il reçoit, avant de faire

des travaux chez lui, il sait amadouer l’un, flagorner l’autre et conserver la

maîtrise des débats en toute circonstance, valoriser ses amitiés, dans la mesure et

le moment de ses besoins, un très bon convive.


Mâle dominant le dit aisément de lui-même, avec toutes les idées fabuleuses de

son imagination, il lui manque le monde compétant pour les réaliser, il dirait tout

ce qu’il faudrait faire, pas la peine de se mettre à plusieurs pour en discuter, il

suffirait de faire ce qu’il dit, il surveillerait.


Mâle dominant ne parle jamais aussi longuement de quelqu’un que pendant son

absence, il sait décortiquer toutes les âmes, toutes les intentions, il sait ce que les

gens dont il n’a pas besoin sont vraiment, l’occulté derrière ce qu’ils montrent,

chez les autres, ce n’est jamais très glorieux.


Mâle dominant persuaderait un mort de vivre si cela lui était d’une quelconque

utilité, dans sa toute puissance souveraine, il se persuade lui-même de ses magies,

il est le maître du festin, il dirige les éléments et les destinées, son puissant souffle

conduit toutes les énergies, tous les destins.


Mâle dominant sait être généreux, et offre largement les rebuts usagés de ses

possessions, il a donc un service à vous demander, il sera d’une amabilité

complice et se fendra d’un compliment tempéré cependant par une critique

acidulée, il a donc une idée à vous soumettre.


Mâle dominant possède des enfants, une compagne et des animaux, cela lui est

toujours bien utile et aide à faire passer beaucoup de choses, comment en vouloir

à des enfants, à un chien, des vaches, seriez-vous des monstres de vouloir les

commander, des autoritaires de leur parler ?


S’ils cassaient chez un autre, c’était mal rangé, s’ils étaient désagréables avec

vous, c’était mérité, s’ils répétaient les injustices de leur papa, la vérité sortait de

leur bouche, s’ils se mettaient en danger, vous auriez pu faire attention à eux, vous

n’aimez pas les enfants, vous les blessez.


Mais si vous avez la moindre critique à formuler à l’encontre de ce

fonctionnement, vous êtes certainement jaloux, vous avez un sentiment rentré et

pernicieux de frustration narcissique, un manque de reconnaissance, une blessure

d’amour-propre, vous êtes pervers et dangereux.


Dans un monde où l’individualisme est survalorisé et où le résultat de la réussite

sociale compte plus que la manière dont on y est parvenu, nulle doute que Mâle

dominant figure en bonne place parmi les malhonnêtes gens bons, il a su se

débrouiller, sa combine fonctionne, c’est efficace.


Arthur ne sait pas faire cela, il n’en fait qu’à sa tête, il impose sa manière de faire

sur tout ce qu’il fait lui-même, il impose son aide, au bout d’un moment les

enfants ne parlent plus que de lui, Arthur en était bien conscient, la maison de

Mâle dominant était achevée, c’est fini les douceurs.


Mâle dominant doit être très malheureux, il ne sait pas se dominer, petit à petit

beaucoup s’écartent de lui, vexés, trahis, la maison est finie, mais les amis n’y

sont plus, Mâle dominant un jour vieillira, on le verra alors courir, poursuivi par le

futur, plus jeune, plus dominant, plus mâle, plus.


Arthur s’est replié sans faire de bruit, il n‘a rien à reprendre, rien à comprendre, en

a-préhension comme à son habitude, avec une larme pour la convivialité saccagée,

au revoir les enfants, vous saurez oublier, la jalousie d’un père dégrade

l’existence, votre maison est belle, c’était pour vous.


Arthur se plongea la tête dans l’eau du bidon, se secouer, se secouer, arrêter de

ruminer, de ressasser, une place possible dans une vie possible, avec une utilité

nécessaire aux autres pour en retour assurer sa stabilité, c’est tout ce qu’il voulait,

c’était peu, le minimum Humain, c’est tout.


Le soir fraîchissait, le fourneau fuma un peu, par l’ouverture de sa tente il voyait

les étoiles dans leur si lent mouvement apparent, ces boules de feu dense si

anodines et figées émettaient leur lumière d’avant tous les temps humains, il

frissonna d’immensité, le vaisseau Terre naviguait.


Le parfum du riz avait envahi son appétit, il mangea, presque reposé comme

depuis longtemps, sa journée avait été bonne, il s’était senti en progression, le

signe du jour suivant le mènerait-il plus en avant, sur son chemin d’Homme, il se

coucha, il avait le temps, d’un rêve, d’une vie.

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