AMOURS ET DESARROIS BLEMES
Blême :
"Très pâle, livide, en parlant du visage, du teint de quelqu'un. Il était blême de rage."
"D'un blanc mat et terne, blafard. Des murs blêmes."
Argot : "Etres humains, désocialisés vivant dans les zones non intégrables au processus, sauvage."
Dictionnaire Larousse année 2041.
Qu'est-ce qu'il fait chaud dans cette classe ! Si on ouvre les fenêtres c'est l'air toxique de la ville, si on ne fait rien, pas d'air. Il se leva et sortit griller une beda dans le couloir. Ces cours lui étaient indispensables maintenant, mais ça l'assommait. Le prof avait bien du mérite ; c'est vrai que c'était un militant, il avait le courage de la conviction !
La fumée bleutée qui lui montait des doigts lui piquait les yeux, il les ferma et aussitôt l'image obsédante s'imposa. Sa tendresse, sa douceur, son rayon de soleil. Une larme se fit écraser sur sa joue par sa main nerveuse. Il respira un grand coup, jeta sa clope, et retourna apprendre à lire et à écrire. Le cours fini le prof le retint :
"Dites-moi Jacques, il faut vous accrocher, vous êtes sur la bonne voie, persistez !"
"Oui, je m'en rends bien compte, mais c'est tellement long".
"Justement, mettez les bouchées doubles, une fois les rudiments appris, le reste vient plus rapidement !".
"Vous croyez ?"
"Bien sûr !"
Ils se quittèrent, le prof rejoignit sa communauté, Jacques ses copains. Demain il survivrait, puis l'espoir que faisait naître ces cours, à nouveau. Et ainsi de suite. Peut-être militerait-il, lui aussi, un jour.
De toutes façons, ça ou le rien qui faisait sa vie jusqu'à présent, le choix était limité. Peut-être seconderait-il le prof, comme d'autres de sa cité le faisaient déjà. Sa ville-bidon, où il était né, avait grandi, représentait tout son univers connu. Peuplé de charogne et de vermine.
Mais le prof disait que c'était des êtres humains malgré tout, qu'il fallait comprendre pourquoi ils en étaient là, le système qui les oppressait et les divisait. Tenter de réfléchir aux causes et aux moyens de les combattre. C'est sûr il faisait un bon boulot, jamais découragé, toujours patient, convaincu. La lutte c'est sa respiration, son air disait-il ! Il pensait que ces abrutis, ces crevures qu'il côtoyait depuis sa naissance pouvaient évoluer, changer, et en changeant, changer le monde. Mais si le prof se plantait ! Si c'était les gènes qui voulaient vraiment cela.
Il arriva sur la dalle de son immeuble. Ils étaient tous là, à glander, tels qu'il les avaient quitté quelques heures plus tôt. "Alors, la révolution, ça avance ?" le brocarda Milou et tous s'esclaffèrent. Il se casa, se blottit, se réchauffa auprès d'eux. Et si rien n'avait d'importance ? S'il fallait tout subir ainsi, jusqu'au bout de sa route, il ne pouvait y croire !
Des pilules circulaient, il eut envie d'en prendre une, mais se retint. S'il repiquait à cela, adieu les cours. Ses copains allaient en un rien de temps lui devenir incompréhensibles, comme chaque soir depuis sa rencontre avec le prof, son protégé. Qu'est ce qu'il lui avait prit de le laisser en vie, de lui rendre ses nippes, ses valeurs, de craquer juste ce jour là, à cet instant précis !
Il ferma les yeux, et les rouvrit aussitôt, ce n'était pas le moment de se laisser enivrer par une chevelure. Il devait mettre le large, il n'était plus dans le bain, il fallait qu'il tienne le choc, qu'il tente cette délivrance jusqu'au bout !Il écoutait d'une oreille distraite, plus ou moins perdu dans ses pensées.
Il y avait un coin dans son esprit où il aimait bien se retrouver seul, dans une mouvance continue de paysages changeants et de situations folles. Il pouvait y aller et venir à volonté, dans la plus totale des libertés.
A ces moments là, il pouvait parfaitement donner l'impression d'être attentif aux visions et aux voix extérieures, alors qu'il en avait décroché, tout ce qui était réel et vivant lui apparaissait alors dans un halo brumeux, une sorte de vertige aviné qui le grisait, et le faisait s'enfoncer de plus en plus dans les arcanes subalternes à ses rêves.
C'est dans ces moments là qu'il avait le plus envie de communiquer à son entourage ses désirs et ses espoirs irrépressibles, et qu'il mesurait le plus le poids de la solitude qui était son lot depuis tant de temps, désormais.
Qu'il s'en ouvre seulement autour de lui un instant, et ses relations s'évanouissaient sans contredit, se dissolvaient dans l'espace intermittent des conjonctures humaines. Depuis sa rencontre avec le prof, il avait un espoir, il pourrait se raconter, rencontrer d'autres gens, s'il apprenait à lire et à écrire.
Le jour se levait à nouveau sur la jungle de la cité, réveillants les sauvages urbains qui s'agitaient sur son bitume. S'endormir devant la télé allumée n'est pas la preuve absolue d'une joie de vivre que l'on chercherait en vain, case après case, dans tous les coins et recoins de cet univers cloisonné à l'extrême, gigantesque dortoir. Sur quelques kilomètres carrés, des milliers d'individus grouillaient et vaquaient à leurs besoins de survie quotidienne.
Réservoir de main d'oeuvre à bon marché, désert social et humain. Des grappes de travailleurs silencieux prendraient encore le long tunnel ferroviaire qui les déposerait dans leur zone de production où ils épuiseraient inlassablement leurs potentialités de vie.
A peine mieux considérés que les machines, leurs concurrentes déloyales, qui, il est vrai, exigeaient moins d'entretien pour des performances mille fois plus intéressantes que la piètre contribution qu'on leur demandait à eux, rapport boulot - taule. Des pousse-boutons, des manutentionnaires et des pianoteurs de touches alphabétiques. Interchangeables.
Dispensables. Asservis. Misérables jusqu'à leurs envies. Miteux, bouffés de l'intérieur, autoreproducteurs de leur aliénation. De temps à autre, des expériences de solidarité active réveillaient l'humain qui était en eux, trop vite ré enfoui devant l'insupportable mais supportée, l'intolérable mais tolérée, l'infâme mais fameuse réalité.
Opacifiant les espoirs, anesthésiant l'émotion, réduisant les désirs, détruisant les rêves. Faisant de l'homme un animal dont le conditionnement est en proportion inverse de la complexité et de la richesse de son potentiel.
Et s'endormir tout habillé, les chaussures aux pieds, n'est pas non plus le signe de la plus franche des hilarités intérieures. Il se secoua ses membres endoloris et fripés, s'ébroua frileusement, se frotta les yeux et l'image réapparut intacte, toujours aussi euphorisante, troublante et frustrante à la fois.
Il relut péniblement la lettre qu'il avait dictée à son prof, les pauses que ses ânonnements lui ménageaient dans sa lecture lui permettaient de se faire une analyse de texte circonstanciée tout autant que de faire revisiter par les mots écrits les brumes de l'effervescence tumultueuse de son affectif mal maîtrisé.