De l'autre côté de la rivière 5
porte l’avait déclenché, elle n’était venue que pour cela visiblement, s’envoyer en
l’air devant Petit Bonhomme et lui, cela renforçait-il son plaisir, Petit Bonhomme
n’en menait pas large non plus, pourquoi ?
Il faisait la sieste dans le canapé et s’efforçait de se donner l’air endormi, cela lui
paraissait incongru, qu’en avait-il à faire qu’elle se fît hussarder quasiment sous
ses yeux, c’était son plaisir à elle, non le sien, alors, pourquoi ces larmes d’enfant
châtié, incongru chuchotis mouillé de dépit ?
Mais pourquoi ne l’avait-elle pas désigné, pourquoi ne faisait-il pas parti de son
jeu, Arthur ne parvenait pas à comprendre, les rejets odorants de la salle de bain
lui moisissaient coeur et âme, il avait eu le sentiment d’une exclusion, qu’avaitelle
voulu lui dire, que lui avait-elle demandé ?
La raison au bord de l'immensité cosmique, son entendement était submergé par
des réflexions confuses sur le bien-fondé de l’amour possessif, il chassa le
souvenir d’un mouvement de sourcils et se secoua, s’il aimait Reine à ce point,
que ne chérissait-il son extase, et son amant ?
Ses pensées voguèrent, combien de temps pourrait-il rester, rester là, Arthur ne
savait même pas ce qu’il identifiait par ce là, était-ce là maintenant où il
s ’accroupissait patientant après un signe, était-ce là, de ce côté-ci de la rivière, où
il s’était protégé du monde des humains ?
Savoir s’il était laissé pour compte, exclu, mis à l’écart ou bien tout bonnement
oublié, il se souciait peu, il avait eu le besoin de se mettre à l’abri des crocs, des
coups, des griffes, des autres, et de ne pas dépendre de leurs méchancetés,
privilégier la gentillesse, attentions premières.
Le chemin du dépouillement avait été long et il ne savait toujours pas ce qui
clochait en lui, l’empêchait de participer aux usages courants du monde ordinaire,
d’y trouver sa place, une toute petite place quelque part, un peu au chaud, ni trop
aisée ni trop douillette, pour ne pas s’avachir.
Revenir régénéré, lavé, purifié, franchir d’un saut vigoureux ce petit ruisseau,
dévaler le sentier à travers les buis, reprendre la mobylette, venir chercher la
Yourte par la suite, et reprendre sa vie où il l’avait laissée, des choses simples,
allons, du calme, il n’était pas encore prêt.
Il voulait la force et la sagesse, la plénitude et la richesse, des choses nécessaires,
Agrandir les esprits, amoindrir les misères, non comme une mission ni même un
devoir, mais un besoin vital pour se sauver lui-même et plus, renouveler sa vie,
utile, fier et digne, la logique cosmique.
Il ne se sentait pas prêt encore à partir de là, son petit coin calme, son havre,
même s’il n’avait qu’un mois pour décider de la suite de sa propre histoire, même
si comme pour tout petit coin tranquille du monde moderne, il avait un
propriétaire, attaché à la vacance des lieux.
Pourquoi et comment, pour en être arrivé là, une longue histoire, une longue série
d’histoires, il préférait ne pas y penser, pas maintenant, c’était sa nostalgie
cultivée, son monde perdu, ses oripeaux de vie, son jardin en friche, il avait le
temps d’attendre l’apparition d’un signe.
Tout avait commencé pour lui peut-être au cours de cet été 1984, comment être
sûr, en tout cas il en avait souvent eu l’impression au cours de sa vie, mais est-ce
que cela n’avait pas eu lieu plus tôt, plusieurs fois, à chaque fois où il avait
survécu, poursuivi sa vie, ses expériences ?
Lorsqu’il avait milité pour le Mouvement algérien pour la paix et les libertés, ou
plus tôt encore, lorsque, sur un coup d’ébrouage fou, il avait quitté la paisibilité
toute programmée d’études supérieures et décliné l’invitation à devenir l’élite de
la nation, juste quelques mois avant le Bac ?
Ou bien carrément à l’adolescence, lorsqu’il avait fait le Lycée Henri IV
buissonnier dans le quartier latin en direction du mouvement Des Enfants et des
Hommes, lié à la fameuse revue Possible, promotrice d’une éducation alternative,
plus tôt encore, un rêve l’éclairerait peut-être ?
Pierre était un ancien chanteur renommé, il avait lancé un mouvement avec des
enfants, soignait-il ses souffrances personnelles, le programme était ambitieux,
l'ambiance était détendue, les mouflets, dont Arthur faisait partie, pouvaient
s'exprimer en toute liberté, il avait été séduit.
On y parlait de donner la parole aux enfants, de les affranchir des us et coutumes
des parents, de leur laisser la liberté sexuelle, de leur donner le droit de vote, de
choisir le programme de leurs études, un petit journal avait même été fait,
entièrement par les gosses, reliure comprise.
Il y avait participé avec enthousiasme, Pierre avait tenté de l'orienter sur une
"Ecole libre" de type Summerhill, "l'école et la ville" dont il faisait la promotion
militante avec un professeur de Faculté parisienne, mais c'était une école privée, et
ses parents ne braderaient pas la Laïque.
Il avait donc continué Henri IV buissonnier, mais tout le désespoir dont il
s’emplissait sans jamais pouvoir y échapper, à la chaleur de l’humanité de Pierre,
avait semblé s’évaporer, il avait compté pour quelqu’un, avait été reconnu, il était
devenu, et avait survécu, sauvé et utile.
Rue du Petit Pont, à l'entrée d'un des quartiers piétonniers de Paris, avait souvent
été le commencement de ses dérives adolescentes, enfin un endroit où l'on pouvait
échapper au bruit de la circulation, un autre monde s’était ouvert à lui, l’humanité
était possible, il choisit de vivre, existant.
Il fallait avancer, se débarrasser de la cohue gluante du quartier St Michel et
approcher du deuxième quartier piétonnier, de l'autre côté des quais de Seine,
derrière la rue de Rivoli, à l'orée de la plate-forme Beaubourg, les Halles avaient
bel et bien disparu, le marché se mondialisait.
Il y avait là régulièrement, à proximité de la petite église où l'on donnait des
concerts d’orgue, un type s'appelant John Guen, à la différence des saltimbanques
envahissant le parvis de Beaubourg quelques rues plus loin, lui était toujours bien
habillé, babillait très feutré, en connivence.