De l'autre côté de la rivière 4
Il pensait, lentement, prenant garde de ne pas se laisser happer par une émotion
particulière, laissait se déployer ses énergies internes, sans retenir, en lâchant,
laissant passer toute source possible de souffrance, des évocations de ce qu’il
avait été, avait vécu, venaient le lanciner.
Parfois il les écartait d’un bref mouvement du menton, parfois il se jouait d’elles
ou bien se laissait envahir, selon l’humeur et l’énergie présente, en tenant
constamment ses émotions à distance, la respiration de sa mémoire horlogeait sa
vie dans les aléas des équilibres rompus.
Il pouvait rester longtemps accroupi, peu importe le temps, de ce côté-ci, le temps
n’avait pas la même dimension, rien n’était calculé en heures ou en horaires, le
temps existait bien, mais il n’avait plus de mesure, son aulne était l’impalpable,
discrète alchimie du vide omniprésent.
Parfois, il provoquait les souvenirs pour se désennuyer, pour s’émouvoir encore,
pour retrouver le chemin de ses troubles, en contrôlant pour ne pas se faire
submerger, c’était trop douloureux la plupart du temps, la mémoire a besoin du
négatif de la vie, pour en tirer les leçons.
Les détails s’étaient délavés à la lessive de l’oubli, mais restait l’impression
générale, le fil aboutisseur de l’écho du passé, il recomposait, tentait de percer le
voile, d’aller plus loin dans la réminiscence, décortiquer le vague, retrouver enfin
l’exactitude adéquate d’un moment.
Un état particulier de sensations, des mini dosages hormonaux précis, des
molécules de parfum mélangés, une vieille odeur de moquette de salle d’eau, ce
souvenir-là lui plaisait bien, il était complet, il était une époque de sa vie, un
moment complet de son histoire révolue.
Les moisissures diffusaient dans tout l’appartement, quelques mois avant le grand
hiver 1984 où la condensation avait givré de plusieurs centimètres sur les fenêtres
des mansardes mal chauffées des nouveaux pauvres parisiens, c’était leur nom
médiatique, c’était donc la fin de l’été.
Un petit groupe de marginaux de la capitale cherchait à ouvrir un squat pour
abriter ses idéaux, insoumis à tout et donc à l’injustice, ils tentaient d’occuper par
la ruse et la faille juridique tout bâtiment vacant pouvant servir au logement et à
diverses activités, Arthur les rejoignit.
En attendant, ils s’entassaient chez les uns, chez les autres, chez ceux des autres
possédant encore un abri, les locations étaient déjà hors de prix, pour ceux
pouvant se prévaloir d’un salaire, et les emplois introuvables, ils étaient sans l’un
et sans l’autre, de bons et braves précaires.
Sous ces auspices et dans ces conditions, Arthur avait suivi Petit Bonhomme, une
de ses amies était partie en vacances en prêtant son petit deux-pièces, elle avait de
longues vacances, c’était bien, un refuge temporaire avant de nouvelles
recherches, une tranche de vie parisienne.
Les feuilles de cannabis dentelaient la lumière sur le balcon de la pièce d’entrée,
contre la fenêtre ouverte une table ronde accueillait, l’odeur de la moquette se
mêlait à celle de la litière du chat et aux parfums fleuris des pots de pétales en
osier, disposés sur les étagères de pin blanc.
Le placard tenant lieu de pièce d’eau contenait un bac à douche, un lavabo et un
toilette à sanibroyeur, sans oublier le demi-mètre carré de moquette et la litière,
porte fermée cela devenait supportable, presque raffiné, à la condition de rester du
bon côté, au plus près des fenêtres ouvertes.
Se mettre sous l’eau, dans cette pièce sans aération, donnait vraiment l’impression
de s’enduire de puanteur, mais la copine avait l’air de tenir à sa moquette et à la
litière de son chat, l’eau croupissante du tonneau de métal, aux relents acres de
rouille, sentait presque bon en comparaison.
Il lui suffisait de la vider et de la remplacer par de l’eau fraîche, opération plus
simple qu’un changement de moquette, la petite cuisine donnait sur la rue par la
fenêtre constamment ouverte et une chambrette prolongeait la pièce centrale, à
l’opposé, derrière l’étagère en pin du nord.
C’était petit, coquet, et par cette période de l’été nécessairement aéré à fenêtres
grandement béantes, donc bruyant, c’est-à-dire très parisien, le souvenir venait de
là, du vent frais et du soleil dans le nez, lorsqu’il s’était effondré en larmes
comme un moufflet rudement sanctionné par erreur.
Il était assis à la table ronde, tentant de ravaler ses pleurs, l’esprit déculotté, le
coeur électrochoqué, l’estomac retourné, Arthur accepta ce souvenir de souffrance
tel un pèlerinage aux fantômes du passé, cela ne lui coûtait plus rien,
heureusement, c’était il y a bien longtemps.
Reine, sa reine, dont ils étaient tous amoureux, Reine se faisait lentement pousser
sur les glissières de la jouissance par son nouvel amant, là, dans la pièce à côté,
sur le lit non défait, elle avait voulu qu’il en soit le témoin involontaire et pris au
dépourvu, mystère d’un phantasme féminin.
Il n’avait même pas pensé à souffler la chandelle et à sortir de l’appartement, cela
avait commencé par des petits gémissements, il s’était précipité par la porte
entr’ouverte, elle l’avait appelé, se leurrait-il, ne devait-il pas la protéger, garder la
porte de la chambre, puisqu’il l’aimait ?
Il s’était arrêté, net sur le seuil, devant la vision de Bablous de dos jouant le
missionnaire triomphant sur le ventre étalé de Reine, haletante, la tête renversée,
râlant en cadence, sa méprise le surprit, comment avait-il pu confondre,
l’amoureux est aveugle, et de plus sourd.
Sa pudeur vivement heurtée, rougissant de honte et de désir, il se recula et tira la
porte en douceur, une bouffée de désespoir absurde l’avait promptement assis sur
la première chaise venue, accoudé à la table, respirant difficilement, moralement
asphyxié, englouti, démembré, abruti.