Mépris social et aventure combattante
Le premier mensonge, qui emprisonne tous les autres, c'est de vouloir nommer le mensonge. C'est une manière de se mettre en dehors du coup en regardant les autres s'ébattre. Se dédouaner sans même s'interroger. Voir le mensonge dont tout le monde a besoin pour rester en vie, y compris soi-même. Alors que le fait même que nous vivions échappe à notre raison, n'est pas une raison, n'a pas besoin de nos services pour Etre au dessus de tout ce qui existe péniblement.
Le deuxième mensonge est de montrer le mensonge. C'est une manière de faire croire que l'on a mieux vu, mieux entendu, mieux sentu, mieux pointu. Alors que le mensonge ne se voit pas mais s'utilise, alors que le mensonge n'existe pas mais enrobe la fluidité des choses, enrôle nos mouvements, nos interventions, nous mêmes.
Le troisième mensonge est de décrire le mensonge. C'est une manière de rendre définitivement existant ce qui n'est que de l'encre sur le papier, pur fantasme d'humain qui en a le temps. Il n'y a pas de répit à cette volonté de créer des enchaînements de suites logiques formant lois mathématiques d'explication et de construction. La seule limite à cette escalade de la pensée n'est qu'un infini basculant dans le vide d'énergies atomiques. Et pourtant, la vie qui s'exprime dans ce vide est sans limites.
C'est le quatrième mensonge qui délivre l'envie de pouvoir et de créer. c'est un mensonge qui se tait et disparaît, se fond dans toutes choses et n'est rien en lui même, simple accompagnateur de nos manques et inaboutissements.
Les hommes de toutes latitudes et de toutes civilisations construisent des systèmes complexes de repères et de certitudes qui fusionnent universellement en une seule et même règle de conduite imposée ou déduite, calculée ou intuitive : la recherche de la vérité qui est le dernier mensonge.
A partir de cette vérité trouvée, les hommes réinventent le premier mensonge...
Et pourtant c'était bien cette vérité là que cherchait désespérément Jacques au travers de ses pérégrinations dilatoires dans la cité des hommes-bidons.
On lui eut demandé de raconter sa vie qu'il eût sans doute menti. N'eût pas pu tout dire. Etre forcé de déformer, réinventer sous la pression du regard des autres qui jugent, est-ce cela mentir ? Il n'eût su le dire ! Arriver dans la fine fleur d'un quart de vie moyenne estimée, à peine trente ans, et déjà se poser des questions de tout sur rien, de rien sur tout. Se positionner constamment, s'expliquer au lieu de vivre. Mais d'où lui venait donc ce constant désir de ne pas être insouciant, ce refus peu banal d'être ludique. Cette distanciation maladive aux choses vécues, ce recul d'observateur qu'il ne saurait s'empêcher d'avoir !
Que de reproches lui en avait-on fait depuis son enfance ! De ne pas se laisser aller franchement, toujours se retenir, d'être en retrait, de ne pas s'éclater, de ne pas se défoncer, de ne pas se donner à fond, de ne pas s'oublier... Et alors ! Avait-il le choix de ne pas être ainsi.
Fallait-il donc vraiment qu'ils soient tous les mêmes, attitudes, comportements, envies, aspirations; clones entassés d'une espèce animale emprisonnée ! La nature s'imposait la différenciation hasardeuse au milieu de milliards de points communs. Et l'homme tentait de s'uniformiser inconsciemment. Armées, bataillons, bandes. Troupeaux ! Survie. Défense attaque cruauté, c'est toujours l'autre le salaud le sournois le menteur l'aigrefin l'insensible l’inattentionné.
Parano des jours bidons. Espoir goulûment embrumé. Sommeil des sens et rêves oubliés. Cette volonté que chacun avait d'être à part, au dessus, meilleur, insoupçonnable, et ne l'avouerait jamais ! Fantasmes grandiloquents nés de la peur d'être piétinés par le troupeau. De ne plus y avoir sa place. Mais non ! Tout le monde t'aime ! Arrêtes de gamberger! Qui l'eût dit ? Qui l'eût su ? Qui l'eût cru ? Les trois quarts de l'humanité vivent comme des chiens. Bien trop à faire pour y penser. Il faut bien se nourrir. Pas le temps pour rêver. Et si on s'y mettait tous ? Mais qui avec qui ? Et pourquoi ? Alors bandes contre bandes. Ego contre ego. Et tous égaux !
Même misère, même réalité ! Peur et soumission ! Sa gamberge de pas en pas l'avait inconsciemment trajecté, jeté devant l'appartement bidouillé de la bande à Samira. Des semaines qu'il n'y avait mis les pieds ! Eux aussi, tiens ? se posaient pas de questions ! Bien plus simples. Utilisant les failles du processus pour détourner quelques valeurs qui alimente¬raient pauvrement leur survie.
S'imaginaient libres ! Ils étaient devenus Darienistes. Utiliser et consommer. Ne jamais se poser globalement le problème de la production des valeurs détournées. Ne rien produire, jamais, un point d'honneur ! Et s'imaginer vivre le rêve communautaire idéal. Petite cellule de survie dans l'océan carcéral de la cité-ghetto. Ils y trouvaient leur compte au niveau de leur ego, s'entends. Ils semblaient ne pas voir ni entrevoir les rapports de domination que cela soutendait ,la cruauté comme seconde nature.
Le cynisme comme quotidien. Et Samira comme maîtresse de maison ; son corps était son mérite principal et les autres rampaient : les garçons en espérant partager sa couche, les filles en espérant partager ses gar¬çons. Mirage auquel il avait presque cru un moment, mais leurs ricanements sur "les gens" , comme ils nommaient le reste du monde , l'avaient douloureusement réveillé. Ils se prenaient déjà pour une élite, des petits seigneurs. Décidément le Dariénisme était une belle saloperie ! Ils avaient bien changé durant ces années.
Même s'il avait pataugé longtemps dans leurs errements collectifs, jamais il ne s'était fondu. Si les enjeux n'étaient pas toujours clairs, pour lui-même, il sentait bien que seule une force collective associant toutes leurs différences, par delà le mépris , pourrait changer les données du marasme. Et il s'était fait l'ennemi du mépris, diviseur et complice de l'aliénation. Au prix d'éclater la cellule et de l'ouvrir ou de l'associer à d'autres.
Et il était devenu comme une sorte de paria à peine toléré. Le Dariénisme ne souffre pas que l'on puisse espérer faire éclater les cercles de connivence. Il se nourrit de l'ombre, du secret de polichinelle et de l'absence de débat. Il se repaît de la fange de l'orgueil individuel qui croit avoir tout compris et être seul dans son combat. Il habille de fausses armures de chevaliers les bidouilleurs des douillettes alcôves des cité-bidons.
En bons Dariénistes, ceux-là ne peuvent que se sentir offensés et menacés par toute tentative de reprise collective du pouvoir qui leur ôterait le premier rôle et leur privilège de petits maîtres. Ersatz de révoltés, leur apparence de noblesse et de courage ne pouvait que fuir et vomir ou tout au moins brocarder toute recherche de fraternité humaine qui nierait la supériorité de leur ego absolu. Mais il ne pouvait, malgré ce qu'il ressentait comme une trahison personnelle, un abus de confiance, détourner les ondes de son coeur de la flatterie douce¬reuse du souvenir évanescent de ces pauvres êtres qu'il avait aimés, il ne savait pourquoi?
Et ,dans la pâmoison de son esprit déconcerté ,il cherchait les vaguelettes écumantes de l'oubli et du remords. Un jour il écrirait tout cela, il dévoilerait les petits secrets, il démonterait la machine du grand théâtre et il l'exposerait au regard de tous. Il serait un parfait petit salopard! Ils avaient bien eu raison de se méfier de lui, finalement il fallait bien que son rôle s'accomplisse.
Voilà pourquoi il ne pouvait se laisser happer définitivement, pourquoi il fallait qu'il sursaute ? Décorticage et dépeçage seraient ses deux mamelles et il les en nourrirait jusqu'à l'horreur, l'absurde, l'anatomie du sordide ! Et peu lui importerait alors les raisons justificatives et les oraisons explicatives. En viendraient d'autres ensuite qui enfermeraient ces démystifications dans les petites boîtes rigoureusement pesées de la science.
Peu lui importerait d'avoir tort ou raison ; il n'y a ni tort ni raison de voir ce que l'on voit et d'entendre ce que l'on entend. Et il n'y a pas d'explication à ce que l'on comprend. Il ne lui importerait que de dévoiler. Et si tous lui en voulaient, alors il aurait réussi. Il lui faudrait être impudique et voyeur, tout déshabiller plus loin que la peau. L'écorché deviendra écorcheur. Et vivent les mots !