Arthur et le voleur
"tu me fout un coup de poing sur le nez, je saigne rapidement, c’est pas dur, et tu t’casses avec le fric, moi je reste à côté du type, on s’est fait agresser par derrière, rien vu venir, l’agresseur était un grand noir, c’est tranquille non ?", Arthur eut du mal à ne pas éclater de rire, il était malheureux.
"Non, mais tu t’rends pas compte, déjà, moi c’est un truc que j’ai jamais fait d’assommer un gars, je sais pas comment on fait et j’ai pas envie d’essayer, ça me branche pas, ensuite, t’en fais pas, les flics, si on fait ça, c’est pas des cons, et le type, je n'ai aucune raison de l'assommer"
"Il va débourre, et demain il réfléchira, il viendra ici avec les flics, il se souviendra m’avoir vu discuter avec toi, à part deux ans de taule, c’est tout ce que ça peut rapporter, arrêtes tes conneries, je ne suis pas dans ces embrouilles-là moi, et je ne veux rien avoir à faire avec toute cette merde"
"Et toi laisses tomber, c’est pas un bon plan" "Bon, bon, j’te laisses réfléchir, mais penses-y, j’reviens, j’ai besoin de quelqu’un pour faire ce coup, je peux pas le faire tout seul" "Et bien alors le fais pas, moi c’est non, oublies tout ça, c’est pas bon" "T’es con, je reviens", il était fatigant.
A l’heure prévue les lumières s’éteignirent, le type revint une dernière fois, "Alors, tu t’décides, speed, c’est maintenant ou jamais, c’est une trop belle occase" "Non, non et non, écoutes-moi, je vais me coucher, tu ferais bien d’en faire autant, bonne nuit, fait de beaux rêves"
Arthur sortit du rade laissant le rouquin à son destin, la nuit était un peu fraîche, il flâna jusqu’à la rue Ramey, les mains dans les poches et Reine dans sa tête, elle serait sans doute là samedi, deux jours à patienter et puis rue des Vignoles à nouveau avec toute la bande des impasses.
Il se laissa aller à dévaler en sautillant la ruelle et l’escalier du haut du passage Ramey, passant en dessous de l’arche sur laquelle trônait un appartement, en bas des escaliers il leva les yeux en direction de la fenêtre éclairée de chez Patrice, six étages à grimper, il toqua, la porte s’ouvrit.
"Ah, c’est toi, j’viens d’rentrer y a même pas dix minutes, j’suis passé devant ton hôtel tout à l’heure, la lumière était éteinte, j’croyais que tu dormais" "Non, non, j’étais parti faire un tour, j’arrivais pas à dormir, t’as fait quoi toi ?" "J’suis passé voir Marcel avec la permanence de l’Huma"
"C’était trop, ils ont lancé un bar sauvage eux aussi, le chop club, c’est dans un couloir, juste à la sortie des ascenseurs, ah dis donc, ils étaient pétés y avait une super ambiance, et puis là, Marcel, il est reparti chez lui, il voulait être tranquille pour écrire, quelle super ambiance, dis donc".
Ils burent une décoction de café, le marc déjà passé était mis à bouillonner dans une casserole afin d’économiser la poudre marron, difficile à se procurer pour les revenus modestes pudiquement désignés par la presse, Patrice s’était installé avec un de ses nombreux cahiers, stylo en main.
Arthur en montra un, "Je peux lire, ça ne te déranges pas ?" "Non, oh, mais tu sais, c’est des vieux trucs, je fais ça un peu pour passer le temps, faudrait que je travaille le texte, je sais, tout le monde me dit ça, enfin, tout ça qu’est ce que ça peut faire, j’écris comme je pense, et voilà".
Ils s’installèrent par terre autour de la porte sciée, chacun à son activité, Patrice écrivait, Arthur lisait, la radio moulinait libertaire, de temps à autre, ils relevaient le nez pour de courts échanges, l’écriture de Patrice correspondait tout à fait à son babillement d'élucubration quotidienne.
Des associations d’idées ou de mots sans ordonnancement, le libre écoulement chronologique de formation d'idée du moment, plein d’exaltation et de vindicte, bribes de souvenirs de rencontres, de conversations interrompues par la fuite continue des pas déambulés, tranches de vie.
C'était le récit de ses émotions livrées sans calcul, sans esthétisme, le désordre naturel des pulsations aléatoires de la neurochimie des synapses, souvenir d'impressions, Arthur pensa à leur incomplétude, Marcel écrivait des nouvelles et des poèmes, il n'amorçait pas dans de roman.
Arthur écrivait un roman, il décrivait la réalité, écrivait toujours sur ce qu’il avait vu, vécu, n’imaginait pas, Patrice écrivait ce qui venait et ignorait toute logique, avec la poésie surréaliste de Patrice, l’imaginaire des contes de Marcel et le récit réaliste d’Arthur, ils pouvaient faire alliance.
Ce que chacun possédait était ce qui manquait aux autres, n’en est-il pas toujours ainsi, au bout de quelques heures, le ciel bleuit faisant entrer dans la pièce la grise clarté de l’aube d’un jour avec le gazouillis des piafs Premiers éveillés, Arthur alors savait pourquoi Reine souriait à le voir.
Elle l’attendait, n’était-ce pas manifeste, il fallait qu’il s’en aille, aller prendre une douche, se raser, et puisqu’il voulait la voir, aller la voir, Nora lui avait donné leur adresse, pour passer quand il voulait, il allait le faire, il se leva en s’étirant, courage, le destin est au bout de ton chemin.
"Tu t’en vas ?" "Ouais, je bosse ce soir !" "Bon, oh ! Ben, fais de beaux rêves ! A plus !" "À plus" un petit mensonge pour une grande tranquillité, il n’aurait pas Patrice dans les pieds, il repassa à son hôtel, embaumé d’odeurs fraîches de café instantané, de relents de déjections nocturnes.
Il avait environ une heure devant lui pour aller prendre sa douche à l’hôtel du bout de la rue Labat au milieu des marches, cet hôtel était ouvert toute la nuit et c’était l’endroit gratuit le plus près de son hôtel où Arthur pouvait se prendre régulièrement une douche chaude et reposante.
Il suffisait de tromper la vigilance du veilleur de nuit, dormant de minuit à huit heure du matin environ, il enfila sa serviette et son nécessaire de toilette dans son sac, hésita, il n’était plus si sûr, aller voir Reine comme ça, à l’improviste, ne valait-il pas mieux attendre, mais attendre quoi?
Attendre deux jours, le bar serait ouvert et elle serait là, lui aussi bien sûr, tout le monde serait là, Reine et tous ses prétendants, et il serait encore un parmi tous les autres, animés du même désir, pourquoi le distinguerait-elle, il devait se démarquer, amener la douceur, la tranquillité.