Carrière
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Kahina lui avait manqué de respect, lui semblait-il :
- Mêle-toi de tes fesses, connard ! lui avait-elle lancé.
Ce n’était pas grave, il l’aimait bien la petite. Il y veillait. Il était le plus proche de ses grands frères. Aussi, quand elle le lui avait demandé, il lui avait gentiment fait tourner la seringue.
Il lui avait posé doucement le garrot. Lui avait expliqué toutes les opérations une à une, décomposant tous les gestes, expliquant tous les dangers. Qu’elle puisse se faire ça gentiment, proprement. Et il avait eu la honte de n’avoir que ce triste savoir à lui faire partager. Il avait osé, il l’avait instruite.
Il vaut mieux que ce soit lui, non ? Ça le rassurait de le penser. Comme elle voulait essayer, il valait mieux que ce ne soit pas avec un connard qui lui aurait fourgué de la daube et n’aurait rien expliqué. Il l’avait pénétrée de sa seringue. Il avait été sa Première fois, fermement, en douceur.
- Prends ton temps, faut jamais speeder, c’est calme, c’est un truc calme, la veine, tu la vois, faut pas la louper, tu prends un peu de sang pour être sûr d’être dans la veine et t’envoies gentiment le produit, sans speeder, jusqu’au bout, tu retires le garrot, ferme les yeux comme pour un orgasme. Le produit t’envahit rapidement et t’enivre, c’est le flash parfois, souvent au début, t’es calme, tu mets la musique, t’es tranquille.
Il avait fait ça bien, un bon salaud. Un vrai salaud bien sordide. Sa petite sœur, sa préférée. Il l’avait bien éduquée. Si Nora savait, elle lui trancherait la gorge.
Pour l’heure, les deux sœurs cheminaient en direction de la rue de Ménilmontant. Albert faisait la conversation, Nora lui donnait la réplique. Lorsqu’elles sortaient ensemble avec un ou plusieurs garçons, les regards des hommes passants ne s’appuyaient plus sur l’anatomie charnue de Kahina.
Kahina tenait la main d’Albert, pensait à Arthur. Les garçons ne lui faisaient pas cet effet-là d’ordinaire. Et coup sur coup, un poète et un militant l’attiraient sur des chemins affectifs dont elle craignait l’envahissement. Elle avait tant besoin de sa liberté, ne voulait pas être tenue, mais leurs mots !
Tout en écoutant Nora et Albert se compter fleurette, Kahina se remémorait les divines ambiances de ses soirées dans les squats éphémères d’Arthur et ses copains. Elle se faisait baiser avant d’y aller, pour être plus douce avec eux, plus proche d’Arthur, de bons moments, des chants, des rires.
Maintenant, si Arthur ne voulait plus parler à Nora, elle ne pouvait pas le soutenir. Il avait été blessé par des propos colériques, Nora avait tort, bon ! Il aurait pu faire un effort, penser à leur alliance, choisir d’encaisser pour continuer de les fréquenter. Maintenant, le lien était rompu.
Arthur s’était sauvé du monde. Il ne parvenait plus à respirer. Comme tant de fois depuis sa naissance, il souhaita disparaître, s’évaporer dans l’air, se disloquer, relâcher toutes ses molécules, les lancer dans le vent. N’est pas « Big Bang » qui veut. Il était prisonnier de son corps meurtri.
Pierre Selos, le chanteur des années 60, un jour lui avait dit :
- Si tu pars de la vie ce sera fini, personne n’ira te chercher, tu peux sauter de ce pont, tu ne sauras rien, si tu restes tu apprendras beaucoup, beaucoup t’aimeront, tu pourras être utile aux autres, si tu vis, sois riche en toi !
Et Arthur n’avait pas sauté. Quand, un peu plus tard, Dominique lui avait demandé s’il avait déjà songé au suicide, il avait menti. Il ne lui avait rien dit ni raconté sa rencontre avec le chanteur devenu un ami consolateur, ni pourquoi ni comment il s’était réfugié dans le rire, les bravades.
Dominique Premier était trop jeune. Selon lui, elle n’aurait pas bien compris. Et puis il ne voulait pas qu’elle vienne à lui par compassion voire par pitié. Ses tourments disparaissaient sous ses éclats de rire, ses bons mots et ses pirouettes. Même pas mal, n’avouera jamais, la laisser libre.
Il était devenu malheureux, triste et hilare. Car cette liberté ne l’avait pas conduite à lui. Il avait divagué un long moment, soutenu et secoué par Pierre Selos encore, avant de rejoindre le Mouvement Algérien, s’occuper des rapports avec la presse et des papiers des adhérents, courir, oublier, fuir.
Il respirait fort, tentait de faire refluer l’émotion, la tristesse, les pleurs, se motivait à trouver une occupation, rompre avec l’ennui. Vivait-il ? En vrai, vivait-il ? S’il avait pu ne pas croiser Pierre, malgré cette affection indéfectible, parfois il regrettait de n’avoir pas sauté du haut du pont.
Tel un mutilé, Arthur portait les haillons de sa vie à l’épaule, une besace ; il avait été si rudement touché à maintes reprises, ses plaies étaient en exubérance une chance, une richesse exceptionnelle pour continuer à vivre, voire pour élaborer son histoire, éclairer ses existences, respirer, espérer.
Il lui fallait commencer donc une autre vie, donnant lieu à une régénération patientée, un autre lui-même. Vivre avec ses tourments est l’expression même du survivant. Il serait blessé dans toute sa vie et en cela ne serait plus jamais le même. Le savait-il ? Il s’embourbait, se noyait.
Il se motiva douloureusement pour occuper sa journée à visiter les impasses de la rue des Vignoles. Il y avait un trou dans un des murs à l’arrière, caché par la profondeur de l’étroite impasse. Il trébucha, désespéré, sur les gravats en tas jonchant le sol, par endroits en épaisseur d’un mètre.
Au fond s’enchevêtrait sur deux mètres de haut un fatras abusif de mille déchets, gazinières défoncées, paillasses éventrées, sommiers brisés, planches calcinées, portes fendues, meubles fracassés et divers fruits du labeur continu de récupération de Riton, fourmi de l’improbable.